Un été, un étudiant passionné de littérature développe une obsession pour un vieil écrivain qui s’est installé dans l’appartement qui jouxte le sien.
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J’ai vécu pendant de longues années à Monfort, dans la résidence des Cotonniers, derrière le parc Alexandre Dumas. Je m’y suis installé en 1991, lorsque j’entamai mes études de lettres. À l’époque, je ne savais rien de la vie dans les grandes villes, de ses plaisirs ou de ses vices. Pour moi qui avais grandi à la campagne, entouré de champs et de ruisseaux sauvages, je découvrais dans un élan frénétique les routes goudronnées, les bolides dernier cri, le Bi-Bop et autres extravagances du monde civilisé. Je humais à pleins poumons l’air frais des matinées urbaines, capable d’accomplir même des miracles, à la hauteur des objectifs que mes parents avaient fixés pour moi. Je me rappelle leurs yeux émerveillés lorsque je leur ai annoncé mon départ. Maman m’a baisé le front, papa a posé sa main sur mon épaule, fier, ému, avec son air distancié d’homme impassible.
Je les quittai quelques jours plus tard, sous une pluie fine de septembre, les livrant à eux-mêmes dans l’enclavement de leur huis-clos quotidien. À Monfort, mon logement n’avait rien d’exceptionnel. Petit, carré, les murs étaient blancs, la peinture s’écaillait. Les premiers mois, je ne parlais à personne. Pour pallier à mon manque de sociabilité, je me ruais avec ardeur sur les livres, j’en dévorais les pages, j’en buvais l’encre. Plus le temps passait, plus mes désirs de littérature devenaient insatiables. Dans la solitude de ma chambre d’étudiant, il m’arrivait parfois, les lumières éteintes, d’en venir aux mains. Je baissai mes braies et m’empoignai de toutes mes forces jusqu’à l’extase, les yeux rivés sur la page. J’étais un être comblé.
J’achevais ma première année avec brio et rentrai chez mes parents pour l’été. Ils n’avaient pas changé. Attaqués par les rides, les mains calleuses, je les écoutai avec répulsion me réclamer une petite-amie, un mariage, des petits-enfants. Ils ne comprenaient pas. Et moi, je ne pouvais guère leur parler d’Emma Rouault, pas plus que de Pauline de Meulien. Paradoxe de l’homme heureux, satisfait en silence, de peur de gâter son euphorie. Les années qui suivirent se déroulèrent pareillement, dans la résidence des Cotonniers, derrière le parc Alexandre Dumas. J’avais appris à combler le néant de ma vie sociale par la littérature, renoncé à faire partie d’un monde qui n’était, hélas, pas le mien. J’avais trouvé ma place. Mon bonheur n’en finissait plus de croître à mesure que je lisais ; j’ignorais s’il atteindrait un jour son paroxysme, s’il y aurait une chute, un après. Je ne me posais pas la question.
L’été précédent ma dernière année à l’université, je ne séjournai pas dans ma campagne natale. J’avais appris par courrier le décès de mes parents, dans un incendie d’origine inconnue. Une fois réglées les formalités de l’enterrement, je regagnai Monfort, vaquant à mes occupations premières. J’avais acquis plus de six-cents ouvrages, soigneusement empilés sur chaque centimètre carré de mon appartement.
Ce même été, un homme d’âge avancé s’installa dans l’appartement voisin. Je ne lui prêtais d’abord que peu d’attention, jusqu’au jour où j’appris, au détour d’une conversation entre deux femmes du palier inférieur, qu’il était écrivain. Goriot enragé, il avait successivement perdu tous ses biens après l’échec cuisant de son dernier roman. L’homme ne sortait pas, ou peu, aussi ne le croisai-je jamais dans les semaines qui suivirent son arrivée. Lorsque je dressai l’oreille, appuyé contre la paroi qui séparait nos deux habitations, il m’arrivait d’entendre le doux ronronnement de sa machine à écrire. Mon corps frissonnait à l’écoute de ce délicat murmure, mes sens entraient en ébullition. J’étais incapable de me replonger dans mes lectures, vieilles de plusieurs années, de plusieurs siècles, lues et relues par la Terre entière, quand je savais qu’à quelques mètres de moi, un homme tapi dans l’obscurité de son anonymat, écrivait, jour et nuit, un roman inédit. Un roman que personne encore n’avait lu.
Sans même m’en rendre compte, je passais de moins en moins de temps chez moi. Toute occasion me servait d’excuse pour sortir. Avant de prendre les escaliers, je m’arrêtai devant la porte de mon mystérieux voisin, à la recherche d’un son quelconque. D’une phrase lue à voix haute. D’un indice. Il m’arrivait parfois de l’entendre balbutier des jurons inaudibles mais jamais aucun bruit ne me mit sur une piste fiable. Je gagnais alors le parc où je marchais des heures durant, en attendant que la nuit ne soit confortablement installée. Je me surprenais à imaginer qu’il sortait le soir, en cachette, quand tout le monde dormait déjà, afin de ne pas être interpellé. Je me représentais ensuite que nous nous croisions sur le palier, que nous échangions un regard et qu’il me confiait le secret de son livre. À moi, pauvre étudiant en lettres. À moi qui ne vivais que pour cela depuis mon arrivée à Monfort.
Pourtant, rien ne se produisit. Lorsque je rentrai, au milieu de la nuit, sa porte était toujours close. Je tendais l’oreille, sa machine fredonnait les doux airs d’une histoire inachevée. Alors j’étais rassuré, je savais qu’il était là, que son roman avançait, prenait forme. Où pouvait-il bien en être arrivé ? Avait-il seulement démarré l’intrigue ? Aurait-il bientôt terminé ?
Les jours suivants, le bruit de la machine à écrire se fit de plus en plus fort, de plus en plus insistant. Je l’entendais à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, comme s’il n’en finissait pas d’écrire. Je me le figurai écrivant avec acharnement, sans relâche. Mes promenades avaient cessé, je n’en voyais plus l’intérêt. Le son avait envahi mon appartement, il me nourrissait. Un jour, je rêvai que chaque touche possédait un bruit différent, de sorte qu’il m’était possible de savoir exactement quelle lettre il avait convoquée et recomposer ainsi l’histoire dans ma tête. Pris dans des crises d’angoisse, je déchirais des romans entiers afin d’en brûler les pages. Il n’y avait plus qu’un seul livre qui vaille la peine d’être lu et c’était un livre que je ne possédais pas.
L’été touchait presque à sa fin, je me réjouissais à l’idée de reprendre les cours, de ne plus entendre ce bruit incessant qui me persécutait désormais à longueur de journées. Sa machine à écrire me narguait, voilà le mot. Elle se félicitait quotidiennement de ne pas me laisser connaître le fruit de son labeur. Cet homme-là m’avait volé mon bonheur, il m’avait tout pris. Il n’y avait plus que le rugissement, intrépide et violent, de son clavier. Ma répulsion devenait chaque joue plus forte, j’entendais le terrible bruit jusque dans mes cauchemars. À l’intérieur de mon appartement, toute action devenait futile, perturbée qu’elle était par cette tumeur sonore.
Personne, parmi les voisins, ne semblait s’en plaindre, ce qui me rendait d’autant plus circonspect. Chaque fois que je franchissais la porte, le son cessait aussitôt. Le palier était désert, insonore, silencieux. Je rentrai alors chez moi et le vacarme reprenait de plus belle, immuable et intact. Dépossédé, j’allai frapper à sa porte. Je tendis l’oreille, aucun mouvement ne se dessinait à l’intérieur de la pièce. Je m’apprêtais à frapper de nouveau lorsque la poignée s’abaissa enfin.
C’était un homme d’une soixantaine d’années, peut-être plus. Physique ingrat, bras longs et charnus, jambes écourtées par l’embonpoint. Paire de lunettes imprégnée de poussière lui tombant sur le naseau. Petits yeux secs et narquois, abîmés par le temps. D’un écrivain, il ne possédait pas la carrure, tout juste avait-il celle d’un singe. Il me scruta aussi longuement que je l’apprivoisai, et je devinai ses pensées derrière son sourire séditieux.
– Bonjour. Je suis le voisin d’à-côté. Je suis un peu embêté de vous le demander mais est-ce que vous pourriez – je veux dire, dans la mesure du possible, bien entendu – faire moins de bruit…avec votre machine ?
Les mots trébuchaient contre mon palais, mon interlocuteur souriait. Ce n’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire la grimace.
– C’est malheureusement impossible, jeune homme. La butée est endommagée et je ne parviens pas à en trouver une similaire.
Sa voix contrastait avec son aspect grotesque. Douce, posée, elle lui conférait des faux airs de poète. Le paradoxe dans son plus bel apparat. Peut-être tout simplement n’avait-il jamais pris soin de lui, peut-être était-il de ceux qui se laissent vivre. Je lui rendis son grand sourire, accompagné d’une légère touche de sarcasme.
Il s’excusa d’une course urgente, referma la porte et m’abandonna sur le seuil, étonné de la rencontre qui venait de se produire. Moi qui avais si longtemps fantasmé sur les héros de roman, je venais de rencontrer un auteur. Un vrai. Froid, arrogant, cynique. Le singe dans son plus bel apparat. Un éclat de rire s’empara de moi. Il avait littéralement esquivé ma demande. Rien, dans son attitude ou dans ses paroles, ne faisait preuve d’un peu de remords, d’un peu de compassion envers moi. Étrangement, je n’éprouvais aucune déception. J’y voyais comme la consécration de mon jugement. Cet homme me sous-estimait. Étais-je le premier à lui faire remarquer le bruit atroce de sa machine ? Sa réponse n’avait rien d’improvisé. Il la travaillait depuis des années, la remaniait constamment, de sorte à avoir toujours le dernier mot, à ne jamais se laisser surprendre.
Il avait toujours le dernier mot. C’était un auteur. Les mots, il les connaissait, il les apprivoisait. Il m’avait pris pour un moins que rien. Pauvre étudiant en lettres, qui croit avoir tout lu et demeure le pire des ignorants. C’était cela que je traquais dans les livres, que j’accumulais frénétiquement depuis des années. La connaissance. La vive saveur de la connaissance. Je m’étais bâti sur des illusions, amassant des quantités interminables d’ouvrages. Je me sentais grandir. Et en seulement quelques semaines, le vieux singe m’avait poussé du haut de mon arbre. De retour dans ma chambre, mon rire se fit plus intense, vulgaire écho d’un son qui avait cessé.
Tôt ou tard il reprendrait, misérable victime de ses pulsions écrivaines. J’ignorais quelles raisons me poussaient à rire sans relâche, quel horrible incube m’insufflait son hilarité. Il emplissait chacune de mes pensées, envahissait mon esprit, abreuvait mes rêveries. Au fond de moi, je le détestais. Voilà ma répulsion. Je haïssais cet homme, depuis qu’il avait emménagé. D’abord pour ce qu’il avait représenté, puis pour ce qu’il avait changé en moi et enfin, surtout, pour sa machine. Ma vie était devenue un cauchemar en seulement quelques semaines. Je lui devais tout. Affalé sur mon divan, je n’eus pas à tendre l’oreille pour sentir repartir le bourdonnement infernal. Trois heures avaient passé, seulement trois heures. Son regard avait eu tort de me défier. C’était bel et bien un défi qu’il m’avait lancé. « Vous ne connaissez rien à la littérature ». Il avait osé me dire cela à moi, amant jalousé de la princesse de Clèves, confident téméraire de Julien Sorel. Ses manières cavalières commençaient sérieusement à chatouiller ma patience. Singe échaudé devrait craindre l’eau froide.
À la nuit tombée, je quittai mon appartement et frappai à la porte voisine, plus déterminé que jamais à en finir avec ce bruit diabolique.
– Je savais que vous reviendriez, jeune homme.
Même sourire, même regard. Je lui rétorquai ses mimiques, il ne m’impressionnait pas. Il m’invita à prendre place dans son humble demeure, telle qu’il l’avait qualifiée. Elle n’était guère plus grande que la mienne, seule la configuration changeait. Aucune pile de livres à l’horizon, pas la moindre bibliothèque d’ailleurs. Contre la fenêtre, presque au centre de la pièce, le bureau avec la machine à écrire. Toute l’attention convergeait nécessairement vers elle, comme s’il se fût agi du cœur de l’appartement. Je pris place dans son canapé, inconfortable et rigide ; et alors que je scrutai avec attention les mètres carrés environnants, l’écrivaillon revint de la cuisine muni de deux tasses de café.
Ma défiance envers cette créature était telle que je n’osais d’abord tremper mes lèvres dans le breuvage qu’il avait concocté pour moi. Mais le voyant absorber le sien d’une traite, je me rendis finalement à l’évidence que la boisson ne contenait rien d’autre que de la caféine. Nos regards se croisaient presque constamment, pourtant aucun de nous deux ne parlait réellement. Il dégageait quelque chose de malsain.
– Dites-moi, jeune homme, comment se fait-il que vous entendiez toujours ma machine à écrire ? Vous ne sortez donc jamais ?
– Je suis en vacances, lui rétorquai-je immédiatement.
– Justement, profitez-en ! Vous savez, lorsqu’on est écrivain, il y a des moments où nous ne pouvons nous empêcher d’écrire, où l’envie est trop forte. On se sent submergé. Je n’ai pas d’autre choix que de répondre à cet appel. C’est vital, vous comprenez ?
Je lui expliquai que j’étudiais la littérature, il parut presque surpris de l’apprendre. Je lui parlai de ma passion pour les héros romantiques, ceux qui succombaient à leur destin. Ceux qui, malgré tout, ne parvenaient à échapper au poids dangereux d’un indomptable fatum.
Tout fonctionnait à merveille, comme s’il me respectait enfin. Je me sentais puissant. De ces puissances que l’on n’arrête pas et qui nous captivent littéralement. J’étais chez lui, dans son espace et je dominais la situation. Il était un pantin entre mes mains. Derrière son regard vitreux, je m’amusai à déceler une forme de peur, en vain. Homme de fer, tu m’appartiens. Il me servit un second café, meilleur que le premier, et nous le bûmes tous deux promptement. J’ignorais depuis combien de temps j’étais en sa compagnie, mais la discussion se poursuivait, sans interruption.
– Savez-vous comment s’appelle la butée d’une machine à écrire, jeune homme ?
Je fis signe que non.
– Un cavalier. La mienne a dû mal vieillir, c’est pour cela qu’elle fait un bruit monstrueux. Je ne peux pas la changer.
Son expression semblait sincère, pourtant quelque chose me dérangeait dans sa manière de l’exprimer. Je ne peux pas, il avait insisté sur ces mots. Nous n’en avions plus reparlé depuis mon arrivée, et voilà qu’il relançait le sujet. Je bus la gorgée de café restante et examinai de nouveau la figure de l’écrivain. C’était peut-être le moment opportun pour demander des renseignements sur ses écrits en cours, puisqu’il insistait tant pour en parler. Sans le savoir, il me donnait lui-même la clé de sa porte, m’invitant ainsi à pénétrer dans son monde le plus secret.
Ma question ne l’étonna pas et fit même apparaître un début du rictus dont il avait l’habitude. Il se dirigea vers le bureau, ouvrit un tiroir et revint avec une chemise à la main.
– Un projet novateur. Du jamais vu, croyez-moi. Ils n’en reviendront pas, jeune homme, je vais révolutionner le monde du roman.
Il n’avait jamais été aussi bavard depuis que j’étais entré. Singe emporté par son récit, il m’exposa tout ce qu’il avait en tête, me dévoilant ce qu’il avait écrit comme ce qu’il prévoyait d’écrire. Je buvais ses paroles comme j’aurais bu l’encre des pages d’un roman. Il me fascinait et m’effrayait à la fois. Dans l’espèce de transe qui était la sienne, plus rien ne semblait avoir vraiment d’importance. Chaque fois que je posais une question, son visage s’assombrissait, son regard devenait plus sérieux encore et il continuait sur sa lancée. Je fus rapidement terrifié par ses expectatives, mes mains tremblaient sur le fauteuil.
Lorsqu’il eût terminé, je me trouvai littéralement pétrifié, incapable de dire ou faire quoi que ce soit. Il avait repris le contrôle de la situation. Je le détrônais en son domicile et il ne pouvait pas le supporter. Bien joué. Son tour de force avait été efficace. Debout face à moi, il me toisait.
– Vous ne pouvez pas faire cela. Vous mettriez en péril toute la littérature telle qu’elle a toujours été conçue.
Il se laissa aller à un rire pernicieux, emporté encore par ce qu’il avait eu l’audace d’avouer.
– Non, je serai un modèle pour les écrivains. La littérature doit évoluer, jeune homme, vous le savez. Vous verrez, nous ferons une entrée fracassante dans le troisième millénaire.
C’était donc cela. Le roman du troisième millénaire. La nouvelle génération. Mais il n’avait pas seulement donné un nouveau souffle à la littérature, il l’avait privé de sa substantifique moelle. Il l’avait vidée de ce qu’elle avait de plus cher. Et à chaque minute de chaque heure, il m’avait provoqué avec le bruit de son cavalier, absorbé dans son univers pervers. Et moi, depuis ces semaines, je me trouvais de l’autre côté de la paroi, à quelques centimètres à peine du coup d’État littéraire qu’il préparait.
Un seul roman ne pouvait pas remettre en cause toute la littérature. Il n’en avait pas le droit. Un seul homme ne pouvait pas tout détruire. En bon lecteur, en passionné de lettres que j’étais, je ne pouvais pas le laisser faire. Du divan où j’étais, je me levai soudainement, mécaniquement, et me dirigeai vers le bureau. Près de la machine à écrire était posé un grand chandelier en argent massif que j’avais repéré en entrant dans la pièce. L’écrivain avait sans doute l’habitude de travailler à la lueur de la bougie. Cet homme, qui vivait prisonnier de son vingtième siècle, avec une machine abîmée et un chandelier vétuste, osait parler du nouveau millénaire. Il ne savait rien de l’avenir, il n’était pas l’avenir.
J’attrapai le candélabre du bout des doigts. Le singe plumitif ne bougeait pas, guettait ma réaction. Levant l’objet au ciel, je l’abattis d’un coup sur sa machine à écrire. Je restai dans cette position, tournant la tête vers mon hôte. Il n’avait pas fait un pas. Alors je levai de nouveau le chandelier et frappai une seconde fois. Puis une autre. Mes coups se firent plus amples, plus maîtrisés. L’objet se détériorait à vue d’œil sous mes attaques et plus je frappais, plus ma jouissance s’intensifiait.
Le vieil homme, aussi démoli que son appareil, s’approcha finalement de moi, m’enjoignant d’arrêter. Sa voix était redevenue faible, étouffée. Son excitation s’était envolée. Pauvre créature fragile, il avait assisté à la destruction de son engin sans mot dire. À présent, ses gestes étaient inutiles. Il n’avait pas même assez de force pour m’interrompre dans mon élan. Je le repoussai d’un bras et abaissai sur lui le chandelier criminel. Le premier coup le fit seulement tomber et alors que je me préparai à lui en administrer un autre, le vieux singe gémit faiblement. Mon regard perça une dernière fois le sien, devenu transparent. La peur avait envahissait enfin son visage. Je lui étais maintenant supérieur. Définitivement supérieur. Il ne publierait plus, n’écrirait plus et ne gâcherait plus ma félicité. Le chandelier s’écrasa sur son crâne. Son histoire était terminée.
Mon rire reprit de plus belle. Le même objet avait annihilé la machine et son machiniste. Je me sentais héros, demi-dieu brandissant son arme contre les forces du Mal. Doucement, je reposai le chandelier ensanglanté et quittai le sinistre appartement. J’avais la sensation d’avoir mis fin à plusieurs semaines de souffrance et d’angoisse, de m’être enfin débarrassé de mes plaies. De retour dans mon antre, je sentis une envie irrésistible de lire, office que je n’avais pas entrepris depuis longtemps. Je me jetai sur le premier ouvrage et l’ouvris à l’incipit. Le jour pointait déjà, l’été touchait presque à sa fin, et dans le silence de mon appartement, je distinguai le cri pénétrant du cavalier qui poursuivait interminablement son œuvre, de l’autre côté de la cloison.