Pedro est un ouvrier portugais, détaché en France sur un chantier du BTP. Lorsque survient le confinement, il choisit de rester pour poursuivre illégalement son travail.
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L’histoire que je vais vous raconter n’est pas la mienne.
L’histoire que je vais vous raconter est celle de mon ami Pedro. Je m’en fais le narrateur car je crois qu’il ne saurait la décrire lui-même.
Je crois qu’il aurait peur de ne pas trouver les mots ou peur, encore, de vos réactions, de la façon dont vous pourriez réagir à l’écoute de son histoire.
C’est cela, voilà. Mon ami Pedro a peur de la violence de vos réactions.
Mon ami Pedro est un ouvrier portugais. Il habite une jolie maison sur les rives du Tage, dont la pensée m’évoque de chaleureux souvenirs. Il a une femme, Júlia, et une fille, Joana.
Depuis le 18 novembre dernier, il travaille pour la société d’intérim Eurisos, qui détache des travailleurs du bâtiment dans toute l’Europe. Le statut de travailleur détaché permet aux employés d’un État membre de l’Union Européenne de travailler dans un autre État membre, pour une durée déterminée, en réponse à un besoin de main d’œuvre temporaire.
Depuis le 18 novembre dernier, mon ami Pedro est travailleur détaché sur un chantier du BTP à Paris. Il a été détaché pour une année et, lorsque cette année sera terminée, il rentrera chez lui dans sa maison au bord du Tage. Une année pendant laquelle sa langue est devenue française, son salaire est devenu français et ses conditions de travail sont devenues françaises. Seules ses cotisations sociales, par nationalisme certainement, sont restées portugaises.
Il est 7H37, ce matin-là de mai, lorsque mon ami Pedro arrive sur le parvis de la Gare du Nord. Son téléphone à la main, il attend.
Mon ami Pedro était détaché lorsque l’épidémie d’un nouveau coronavirus a mis la sixième puissance économique mondiale sens dessus dessous.
Le Président a fait son allocution et le lendemain de cette allocution, les syndicats du BTP ont demandé un arrêt temporaire des chantiers.
Mais la porte-parole du Gouvernement a estimé que, malgré la crise, les chantiers pourraient se poursuivre dans le respect des consignes de sécurité.
C’était à n’y plus rien comprendre et je crois, moi, que la porte-parole du Gouvernement n’a jamais mis les pieds sur un chantier. À 7H39 le téléphone de mon ami Pedro sonne. Pour la première fois depuis dix jours, il entend la voix de sa femme Júlia.
– J’ai eu tellement peur, Pedro. Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
– J’avais perdu le chargeur du téléphone.
– Dans ton dernier message, tu me disais avoir attrapé le virus. J’ai imaginé le pire. Je me voyais déjà veuve, comme ta sœur.
– Tu ne pourrais pas être veuve, le noir ne te va pas du tout.
– Pedro…
– Je suis resté au lit quelques jours. La fièvre a fini par tomber. Maintenant je vais mieux. Je vais pouvoir reprendre le travail normalement. Tu n’as pas de raison de t’inquiéter.
– Tu aurais dû rentrer au début du confinement, comme les autres. Tu es resté pour ton travail et regarde, c’est ton travail qui t’a rendu malade. Il va te payer au moins ?
– Oui, c’est un jeune con mais il est honnête. Je le vois tout à l’heure.
Les autres dont parle Júlia, les collègues de Pedro, avaient exercé leur droit de retrait.
Officiellement, tout était à l’arrêt mais Mickaël – le jeune con, en fait le chef de projet – Mickäel avait confié à Pedro l’avancement de certains travaux, pour certains « bons clients », pressés de voir leurs affaires se poursuivre et prêts « à y mettre le prix ».
Ce prix, mon ami Pedro et quelques autres audacieux non déclarés, Polonais et Roumains essentiellement, s’en étaient acquittés sept jours sur sept, parfois plus de dix heures par jour, pour la satisfaction des « bons clients ». La santé n’a pas de prix, sauf celle des ouvriers.
À huit heures précises, mon ami Pedro retrouve Mickaël.
– Ah ! Un revenant ! Tu m’as fait faux bond, Pedro. Je comptais sur toi.
– Je suis tombé malade, je t’ai dit. C’est un des Roumains, je crois, qui m’a filé le virus.
– Et qu’est-ce que je dis au client, moi ? Tu as un justificatif, au moins ?
– Pour quoi faire ? Je n’avais pas de contrat de travail, de toute façon.
– Je suis extrêmement déçu, Pedro. Je croyais que tu étais un homme de valeurs. Tu me connais, j’aime faire confiance à mes collaborateurs. Je suis navré mais là, ce ne sera plus possible, ce n’est plus possible. Voilà ce qu’on va faire : je vais te payer les heures que je te dois et après, ciao bello. Fini le détachement, tu rentres au bercail.
– Quoi ? Tu rigoles avec moi, j’espère ?
– Les comptes ne me permettent plus de payer autant d’ouvriers. Le confinement nous a fait perdre beaucoup d’argent, tu vois. On doit adapter nos moyens et nos effectifs. Et puis, avec toute une économie à reconstruire, j’ai besoin de gens sérieux, moi, de gens sur qui je puisse compter. Après le coup que tu m’as fait, je vois bien que tu n’es pas prêt à y mettre du tien.
Mon ami Pedro marmonne quelques jurons dans sa langue maternelle et quitte le bureau. C’est ainsi que se conclut l’échange. Dans l’enveloppe que lui remet Mickaël, il y a un peu plus de mille cinq cent euros, en liquide. Mille cinq cent euros pour deux mois de travail, quasiment. Le sentiment qu’éprouve mon ami Pedro à cet instant précis, c’est de la honte. Une honte viscérale, une honte d’avoir été crédule, imbécile, inconscient.
À 8H38, il est de retour sur le parvis de la Gare du Nord. Il appelle la société qui l’envoie, Eurisos. Répondeur. Depuis le 16 mars, il ne compte pas le nombre de fois où il a essayé de les joindre. Sur une musique entraînante – l’hymne de l’Euro 2016, qu’il a reconnu – une voix féminine annonce la « bienvenue chez Eurisos, l’entreprise familiale qui agit pour le bien-être de ses collaborateurs ». Une grimace marque le visage de Pedro, la voix poursuit : « Pendant cette période difficile, Eurisos vous accompagne. Si votre résidence principale est au Portugal et que vous vous trouvez en transit en France, nous vous conseillons de retourner au Portugal dans les plus brefs délais. Protégez-vous et protégez les autres ! À bientôt, chez Eurisos ». Pedro raccroche.
– Filhos da mãe ! *
Mon ami Pedro comprend que ses projets en France tombent à l’eau. Il repense aux semaines hallucinantes qu’il vient de traverser, à la pression permanente des chantiers, à la méfiance des uns envers les autres, à l’état d’épuisement général.
L’issue était nécessairement celle-là.
Pedro rappelle Júlia, lui raconte tout. Il pleure. Júlia lui conseille d’aller chez sa cousine Elisabete, celle qui tient une loge de gardienne dans le dix-septième arrondissement, elle pourrait l’héberger quelques temps, cela ne la dérangerait pas, non, elle est gentille Elisabete.
Mais Pedro refuse : Elisabete, elle attend un enfant et ce ne serait pas raisonnable, ce sont ses mots, pas raisonnable de recevoir un homme qui a traîné partout. Il aimerait mieux une chambre d’hôtel. Il voudrait essayer de trouver un travail, quand même, ne pas redescendre avant d’avoir essayé.
Il a bien le droit, non ?
Júlia ne sait plus quoi dire, elle l’enverrait bien au consulat demander de l’aide, mais elle sait que Pedro préférera se débrouiller seul. Ce qu’il rêverait de faire, au fond, c’est déposer une plainte contre l’entreprise de Mickaël, voire peut-être même contre la société Eurisos. Après tout, ils l’auraient bien cherché ! Mais il a trop peur des lenteurs administratives de la justice et de l’incertitude des retombées.
– Je reste une semaine, après je rentre. Voilà.
Voilà. C’est ce qu’il avait fini par dire et par décider, simultanément, en une fraction de secondes. Et pendant ce temps-là, il avait marché depuis la Gare du Nord jusqu’à Stalingrad. Sur la place de la Rotonde, des jeunes l’accostent. Ce sont des militants, le visage masqué, les pancartes dressées. « On n’oublie pas ! », « Plus de moyens pour l’hôpital public ! », « Le monde d’après, c’est maintenant ». Ils sont peu nombreux mais les slogans foisonnent.
– Manifestation samedi prochain contre l’entrée des mesures de l’état d’urgence sanitaire dans le droit commun ! Soyez là, soyez présents !
Pedro les observe avec étonnement. Le monde d’après, un monde plus juste et plus social ? Les lendemains qui chantent, Pedro, lui, il n’y croit pas trop. Son monde de demain sera peut-être même encore moins chantant que celui de la veille. Il pense que le bouleversement qui vient sera un bouleversement bourgeois, loin des banales préoccupations de gens comme lui.
– Ça va, m’sieur ?
– Oui oui.
Mon ami Pedro reprend sa route. Il marche sans vraiment savoir où il va, il avance. Et c’est là, dans le silence confus de ses pas hésitants, que son histoire s’achève.
* Bande d’enfoirés !