Après avoir dirigé une compagnie de théâtre pendant plusieurs années, le narrateur a aménagé un camion en centre d’animation itinérant dans le but de démocratiser l’accès à une offre culturelle, notamment en milieu rural.
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Voilà deux mois que tout a commencé et déjà je suis un homme différent. Mes yeux n’observent plus la même réalité, mes oreilles n’entendent plus les mêmes sons, ma bouche ne goûte plus les mêmes saveurs et chaque jour qui passe m’éloigne davantage de celui que j’étais.
Jamais dans ma vie, je n’avais eu aussi clairement conscience des changements qui s’opéraient en moi.
Pour une raison que j’ignore, mon projet agit sur les gens comme un catalyseur qui révèle instantanément le meilleur – ou le pire – d’eux-mêmes. Ils perdent devant moi leurs faux-semblants et m’apparaissent alors tels qu’ils sont : corrompus et avides de pouvoir.
Bien sûr, je savais que le camion susciterait la curiosité mais je n’avais pas anticipé la vigueur – et parfois la violence – des réactions qu’il déclencherait ! Qu’un camion aménagé pour démocratiser la culture et les arts vivants n’entre pas dans l’orientation des politiques culturelles, soit. Mais que mes interlocuteurs se comportent avec moi comme si je les attaquais eux, personnellement, cela me dépasse.
A moins qu’ils ne pensent que la culture leur appartient ?
Au gré des rencontres et des expériences, j’ajuste ma grille d’analyse des comportements de prédation. Presque chacune d’elles m’apporte des éléments nouveaux qui, une fois assimilés, contribuent à préciser le regard que je porte sur le potentiel de nuisance humain. Et c’est ainsi que s’accomplit l’irrémédiable transformation qui fait de moi quelqu’un d’autre.
Pourtant, Dieu sait que j’en ai vécu, des transformations ! Mais aucune n’aura été aussi rapide, aussi frontale que celle-là. Pour la première fois de ma vie, je suis lucide face à l’adversité et cela fait toute la différence.
Puisqu’ils ont entrepris de me nuire, j’ai entrepris, moi, de les dénoncer.
De ce redoutable engrenage dans lequel j’ai mis la main, je sais que je ne sortirai pas indemne. Mais quelle qu’en soit l’issue, que mes observations et mes apprentissages ne soient pas vains et puissent, un jour, servir à embraser pour d’autres la flamme de la révolution.
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Il est deux heures de l’après-midi quand j’arrive à la mairie. Je me présente à l’accueil, une charmante secrétaire me fait patienter. Monsieur le Maire ne devrait pas tarder : il lui a encore rappelé notre rendez-vous avant le déjeuner.
Je m’assieds et réponds poliment aux questions qu’elle me pose sur le camion. Elle n’en avait jamais entendu parler mais trouve l’idée originale ! Je souris : elle ne le sait pas, mais le projet démarre à peine ; aussi, peu de gens en ont-ils réellement entendu parler. Elle n’est pourtant pas la première à me faire cette observation : quelque chose, dans ma manière de me présenter, doit donner le sentiment d’une entreprise déjà bien rodée. Et dire que c’est aujourd’hui mon tout premier rendez-vous !
Je clos la discussion par un coup d’œil à mon téléphone, tandis qu’elle replonge dans ses dossiers. Pas de réseau dans cette commune. En arrivant, Tourbes m’a semblé une bourgade fort sympathique, mais j’ai été étonné par l’absence d’une place de village : située dans une rue passante, la mairie dispose tout juste d’un parking à l’arrière du bâtiment.
J’avais eu le maire au téléphone deux mois plus tôt : il avait pris contact avec moi après que j’ai sollicité la communauté de communes, au sein de laquelle il occupe également une fonction d’élu. A l’autre bout du fil, j’avais eu la surprise d’une voix jeune et svelte ; et la rapidité avec laquelle il m’avait tutoyé, comme si nous étions de bons amis, m’avait paru un brin singulière.
Nous avions parlé du camion, des services que je proposerais, du territoire que je couvrirais. Mon projet était « au croisement de plusieurs autres » et, s’il en avait entendu parler plus tôt, il m’aurait inclus dans la demande de subvention qui venait de partir ! Le camion est une entreprise, lui avais-je rétorqué. « Je ne suis pas éligible aux subventions mais les services que je propose peuvent faire l’objet d’une prestation. Pour vous (pour toi, avais-je dû dire), cela revient au même. »
A ce moment-là, je n’éprouvais aucune défiance vis-à-vis de mes interlocuteurs et bavardais très librement. Je n’imaginais pas une seule seconde que pour eux, cela « ne reviendrait pas au même ». Dans ma tête, les choses étaient claires : j’avais constaté un besoin – le manque d’une offre de services socioculturels dans les territoires ruraux – et j’avais mis une offre en face de la demande. Que cette offre soit financée par une subvention ou achetée comme une prestation ne me semblait pas un critère déterminant, tant que la qualité de services demeurait la même. Et puis, le Gouvernement verse bien des millions à des cabinets de conseil étrangers, alors pourquoi une collectivité ne pourrait pas faire travailler un entrepreneur local ?
Il était étonné que j’aie réfléchi au modèle économique.
– D’habitude, les gens créent une association, réclament leur subvention et c’est seulement après qu’ils se demandent comment la faire vivre.
– Et c’est ainsi que l’on se retrouve pieds et poings liés devant des financeurs, contraints d’agir selon leur bon vouloir pour ne pas perdre la seule source d’approvisionnement que l’on possède.
Il avait acquiescé et c’était donc sur une note positive que s’était conclu notre échange téléphonique.
Dans l’ordre naturel des choses, ce deuxième entretien devrait permettre d’aborder concrètement les pistes de collaborations possibles.
A quatorze heures quinze, le maire à la voix jeune et svelte n’est pourtant toujours pas arrivé. Je lui laisse encore cinq minutes, puis je m’en vais. C’est une règle que je me suis fixée : ne pas attendre plus de vingt minutes un rendez-vous qui ne vient pas. Imposer sa temporalité sans prévenir est un moyen de signifier que son temps importe plus que celui d’autrui, ce qui déséquilibre d’entrée de jeu le rapport de force. S’en aller permet de rétablir l’équilibre.
Une fois, en partant, j’ai croisé sur le parking le directeur de l’association que je devais rencontrer.
– Où est-ce que vous allez ? Nous avons rendez-vous !
– Nous avions effectivement rendez-vous à onze heures mais il est onze heures vingt passées.
– Je suis en retard, oui, ça arrive.
Pas un mot d’excuse, rien. Il était furieux que je ne l’aie pas attendu et n’a pu s’empêcher, en remontant, de passer un savon à l’employée qui m’avait laissé partir. « Votre collègue n’a rien à voir là-dedans », avais-je rétorqué. Mais c’était inutile : il avait besoin d’asseoir son autorité sur quelqu’un et n’ayant pu le faire sur moi, il reportait sa frustration sur la première personne à portée de main. Inutile de vous dire que cet entretien n’avait abouti à rien.
Mais je digresse encore et il est déjà quatorze heures vingt. Je me lève de ma chaise lorsque la porte s’ouvre. Il était moins une !
– Désolé, je t’attendais sur le parking et comme il n’y a pas de réseau, je n’ai pas pu t’appeler.
Je fronce les sourcils. Quand je suis arrivé, il n’y avait que trois voitures stationnées : la mienne et certainement la sienne, ainsi que celle de sa secrétaire. Quand bien même il ne savait pas que c’était ma voiture, il aurait pu s’interroger sur la présence de ce troisième véhicule.
Nous nous installons dans son bureau et comme à l’accoutumée en de telles circonstances, je lui ressers mon pitch de présentation en guise d’introduction. Une bonne heure plus tard, je suis dehors prêt à repartir.
Il m’est impossible de vous dire de quoi nous avons parlé, tant l’entretien me sembla confus. Je lui ai redit ce qu’il savait déjà sur le camion et il m’a répondu les mêmes banalités sur la subvention qui venait de partir. « Quel dommage que tu n’aies pas fait une association ! » Je croyais le sujet clos mais je m’étais trompé. Tantôt se levait-il parce qu’il avait trop chaud, tantôt pour retrouver un nom dans son téléphone. Il m’a donné quelques coordonnées (des contacts qui ne déboucheront sur rien) et m’a demandé quelles personnes j’avais déjà approchées dans les différentes institutions. C’est tout.
La voiture démarre et je repars penaud. Quand même ! Reçoit-on vraiment les gens comme ça, « pour rien » ? Si on se rencontre après un échange téléphonique, c’est qu’on ressent l’envie d’aller plus loin, non ? Comme un rendez-vous amoureux, somme toute ! Pourquoi perdre son temps avec moi s’il n’a guère l’intention de me faire travailler ? Je ne peux m’empêcher de trouver cela bizarre.
A moins qu’un autre motif ne l’ait poussé à me rencontrer. Réfléchissons. Il a compris d’emblée que j’étais un marginal : je crée seul et avec des fonds propres un projet qui, normalement, se monte à grands renforts de subventions et de relations partenariales. Et s’il m’avait reçu dans le seul but de mesurer mon degré d’anticonformisme ? Il s’assurerait ainsi que je ne sois pas un obstacle au déploiement de ses propres projets itinérants subventionnés. Vous pensez que je vais trop loin ? A présent, je crois que les gens sont capables de tout, et surtout du pire. Pour le reste, l’avenir nous le dira.
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A ce stade du récit, il me semble indispensable de remonter le temps pour vous expliquer comment je suis devenu réfractaire au système des associations culturelles subventionnées mis en place depuis André Malraux.
Tout d’abord, laissez-moi vous dire que je n’ai pas toujours été comme cela (personne n’est parfait !). A dix-neuf ans, quand j’ai monté ma première troupe, j’envisageais de faire comme tout le monde : obtenir le statut d’intermittent en créant des pièces financées par la Direction des Affaires Culturelles.
A l’époque, mon théâtre n’avait rien d’engagé et je ne savais pas grand-chose de la politique. Je ne m’y intéressais même pas. Ce qui m’importait, c’était de mettre en scène des spectacles qui soient beaux visuellement et cassent, pour le grand public, l’image du théâtre sclérosé véhiculée par l’école.
Mais toutes mes demandes se voyaient octroyer un refus catégorique. On me reprochait de ne pas faire un théâtre assez « contemporain ». Contemporain, déjà en 2013, cela signifiait se mettre nu sur scène et faire l’hélicoptère avec sa verge, ce qui faisait mourir de rire les bourgeois bienpensants de la capitale, mais n’avait jamais été ma tasse de thé.
A force de travail et aussi grâce au concours de ma mère qui travaillait dans la boulangerie du village, je décrochai une place d’artiste en résidence dans une petite commune de l’ouest parisien. On me mettrait à disposition le foyer rural pour que je puisse créer librement ma pièce et en contrepartie, j’offrirais une représentation pour les Journées du Patrimoine.
Mon premier spectacle fut un succès et rapidement, la commune renouvela mon contrat pour deux années consécutives. Je ne raconterai pas ici mes déboires avec l’association théâtrale du village qui voyait d’un mauvais œil l’arrivée d’artistes professionnels sur son territoire, mais j’imagine que nos accrocs ne sont pas pour rien dans le retournement de karma qui s’ensuivit.
Je décidai, pour le spectacle d’après, de travailler sur le mythe de la caverne de Platon. J’avais lu la version de José Saramago (auteur portugais que j’affectionne particulièrement) et jugeais intéressant de la traduire pour l’adapter au théâtre : La Caverne se passait dans un futur dystopique où les humains ne juraient plus qu’à travers les écrans.
Mais quelques semaines avant la représentation, une accusation de fraude aux élections municipales fut portée à l’encontre du maire du village. Ma pièce, qui aboutissait à la prise de pouvoir par un homme autoritaire, se révélait une très fâcheuse coïncidence qui ne passa pas inaperçue. De plus, certaines scènes avaient profondément choqué les bonnes mœurs villageoises : j’avais entrepris d’établir un parallèle entre le despotisme du pouvoir et la perversion sexuelle, en montrant le futur dictateur s’adonnant à des pratiques sadomasochistes.
Malheureusement pour eux comme pour moi, j’avais déjà signé pour une troisième pièce, qui devait être un spectacle pour enfants. On exigea donc de pouvoir relire et « corriger » mon texte avant le démarrage des répétitions – une phrase qui décrivait ma vision de la liberté fut notamment supprimée. En outre, l’élue en charge de la culture et la professeure de théâtre de l’association du village se relaieraient pour assister au travail de plateau.
A la même époque, j’obtins un rendez-vous avec le directeur de la scène nationale de Digue-les-Quartiers. S’il y a bien une chose dont je peux me vanter, c’est d’avoir toujours su attirer l’attention des personnes que je convoitais, y compris les plus inaccessibles. Tout fringant dans mon beau costume bleu (je devais être ridicule !), je pris place dans un fauteuil en face de son bureau. Cette rencontre fut une de mes pires humiliations. J’aurais préféré qu’il se moque de mon travail ou s’irrite de mon insistance, mais cela aurait encore été le signe que je suscitais en lui une émotion quelconque. Au lieu de cela, il m’expliqua dans l’indifférence la plus totale que je n’avais pas les qualités pour devenir un grand metteur en scène et que je ferais mieux de retourner jouer dans les foyers ruraux et les MJC.
– Vous comprenez, dans ce bureau je reçois des gens importants. Ariane Mnouchkine et Joël Pommerat se sont assis sur le fauteuil que vous occupez. De quoi croyez-vous que nous parlons ? Nous avons des discussions profondes sur le théâtre et sur la vie. Vous, vous n’avez aucune vision. Ce que j’essaye de vous dire c’est que… Il y a les génies et il y a les autres.
Cette phrase m’a pulvérisé et pendant des années, elle a continué de résonner en moi.
Mais je devais vivre encore une troisième expérience pour finalement mettre un terme à mon parcours institutionnel.
A Paris, je gagnais ma vie comme caissier dans un grand théâtre. J’y avais rencontré un vieil acteur sur le déclin et nous avions sympathisé. Comme personne ne le faisait plus travailler, il m’avait proposé de le mettre en scène. Il y voyait une façon de relancer sa carrière et moi, de démarrer la mienne. Puisque la « grande famille » du théâtre public n’avait pas voulu de moi, il me restait le théâtre privé. Mais habitué à travailler avec des vedettes, mon acteur se comportait comme tel : il riait des directives que je lui donnais et n’en faisait qu’à sa tête. Rapidement, je perdis la main sur la mise en scène et aussi le peu de confiance qu’il me restait. Une semaine avant la première, il entra en dépression et nous dûmes annuler le spectacle. Ce fut pour moi un immense soulagement.
A tout juste vingt-deux ans, j’étais arrivé au bout de ma vie. Ce qui est drôle, c’est que ma décision de changer de nom intervint précisément à ce moment-là. A l’époque, j’effectuais cette démarche pour d’autres raisons mais avec le recul, j’y vois une façon symbolique de tout effacer et recommencer de zéro. Alexandre Jordão était mort et enterré sous les décombres du rêve qu’il avait bâti mais qui ne se réaliserait jamais. Et tel un phénix, je renaissais de mes cendres.
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Il me reste tant à vous dire. C’est fou à quel point les souvenirs remontent quand on commence à poser son histoire sur le papier. Les rouages de la machine se mettent en marche et tout nous revient, d’un seul coup d’un seul. A l’heure où j’écris, je suis atteint d’un genre de mélancolie en réalisant que ces expériences amorçaient déjà le travail qui allait suivre. Comme si, d’une certaine façon, le destin était à l’œuvre depuis le départ. Comme si tout concourait à la création du camion.
Je dois encore vous dire deux mots sur moi, avant que nous ne revenions au sujet principal. J’espère vous ne m’en voudrez pas. Dans les mois qui suivirent les évènements que je viens de vous raconter, un drôle de phénomène suscita mon intérêt : sur la place de la République, des jeunes se réunissaient à la tombée de la nuit pour protester contre la loi El Khomri. Ces jeunes avaient plus ou moins le même âge que moi et un niveau de vie similaire (ils étaient issus des classes moyennes favorisées). Pourtant, ils faisaient quelque chose que je n’avais jamais fait : ils se battaient pour une cause qui les dépassait. Ce mouvement, qu’on appela Nuit Debout, me troubla profondément.
Surtout, il avait éveillé en moi le désir de me former politiquement. Je voulais comprendre ce que ces jeunes comprenaient, parler, débattre avec eux et inventer un monde meilleur pour nous tous (un monde où j’aurais enfin ma place ?). Travaillant le soir, je n’ai jamais pu assister à aucun rassemblement. Mais je profitai de mon temps libre pour dévorer de nombreux articles de presse et quelques documentaires dans le but de me forger une opinion.
Quelques mois passèrent encore et les emplois fictifs de Pénélope Fillon provoquèrent un nouveau tollé médiatique. Les appels à manifester reprirent de plus belle et comme je ne travaillais plus, je me lançai à corps perdu dans le mouvement anti-corruption qui avait vu le jour. Je voulais rattraper mon retard en en faisant deux fois plus que tout le monde, c’est-à-dire en rejoignant le comité d’organisation du mouvement. Là encore, j’aurais beaucoup à raconter mais à trop vouloir être exhaustif, on perd de vue l’essentiel.
Retenons seulement que c’est par cet enchaînement de circonstances que je pris la décision ferme et définitive de produire un théâtre libre, alternatif et résolument subversif.
Dire que je le faisais parce que j’avais compris les mécanismes de domination à l’œuvre au sein de la société serait faux – encore aujourd’hui je ne prétends pas les avoir totalement compris. Ce qui me poussait en avant, c’était cette rage à l’intérieur de moi, ce désir de ne rien devoir à personne et de n’avoir besoin pour créer ni de l’autorisation ni de l’interdiction de qui que ce soit.
Pour commencer, il me faudrait m’affranchir des modes de production classiques. En d’autres termes, je devais trouver de nouveaux moyens de financer mes pièces. Autant vous dire que j’ai tout essayé au cours des années suivantes : le financement participatif, les demandes de mécénat privé, les prêts d’honneur, la vente d’actions culturelles à des bibliothèques et des établissements scolaires. Pour moi, la meilleure solution était encore de prendre un emploi « alimentaire » et de produire mes spectacles avec l’argent que je mettrais de côté.
Mais ce procédé ne me permettait de faire que des économies de bouts de chandelles : je devais aller plus loin. Peu à peu, j’en vins à la conclusion qu’il me fallait un organisme, avec son propre établissement – pour ne pas dépendre non plus des programmateurs ; qui tirerait ses moyens de subsistance d’une activité connexe et investirait les bénéfices dans la création de ses spectacles. Je me voyais, à l’époque, ouvrir un restaurant équipé d’une scène et animé par avec une équipe de comédiens-serveurs. Mais c’était avant que le Gouvernement ne me prouve qu’il était capable de fermer les restaurants en un claquement de doigts.
Voyons voir, un organisme avec une double activité, possédant son propre établissement… Cela ne vous rappelle rien ? Bingo, le camion.
Bien que ce soit à ce jour ma tentative la plus aboutie d’une économie culturelle alternative, on ne peut pas encore dire que ce soit une réussite. Ce n’est même pas viable pour moi alors pour ce qui est d’embaucher des comédiens… Mais je n’ai pas l’intention d’abandonner.
Souvent, lorsque j’ai évoqué avec des acteurs mon souhait de « faire autrement », ils m’ont objecté que ma façon de penser n’était due qu’à mon expérience de censure et que, sans elle, je n’aurais jamais voulu prendre un autre chemin. « Certes, ce que tu as vécu est regrettable mais pourquoi en faire une généralité ? Ce système est l’un des meilleurs que nous ayons dans le monde, nous devons le préserver. » Il fut un temps où je croyais qu’ils avaient en partie raison, que je menais une croisade personnelle. Depuis, mon parcours dans diverses associations m’a prouvé que non : il n’y a rien de plus versatile que les politiques culturelles. Récemment, le Département des Yvelines a annoncé qu’il retirait son soutien aux artistes du territoire et que désormais, seuls les appels à projets compteraient. Miser l’avenir de la création artistique sur ce genre de politiques est un pari que je ne me risquerai plus à prendre.
Entendons-nous bien : le problème n’est pas l’enveloppe en elle-même. Si chaque personne désireuse de créer un spectacle pouvait en bénéficier et que les sommes étaient réparties équitablement entre tous, la discussion serait différente. Le vrai problème vient du pouvoir attribué à ceux qui remettent ces enveloppes et qui, par conséquent, décident de quel art peut ou ne peut pas être créé.
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Le moins que l’on puisse dire, c’est que la vie a le sens de l’humour : il y a dix ans, j’aurais vendu père et mère pour une subvention publique et une programmation dans un théâtre « réputé ». Aujourd’hui, c’est moi qui refuse les aides financières qui me sont proposées par ceux qui veulent me récupérer. Avant, je baissais les yeux quand quelqu’un me demandait si j’avais des partenaires. Aujourd’hui, je souris fièrement en répondant que je ne suis soutenu par personne.
Quand j’envoie un courriel de présentation du camion et que je sollicite un entretien, j’obtiens presque toujours une réponse positive : j’arrive à rencontrer entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix pour cent de ceux que je contacte. Jamais dans ma vie je n’avais fait un aussi beau score de prospection !
Dans le lot, il y a d’abord ceux qui voudraient me faire venir gratuitement et se désintéressent dès lors que j’explique que ce n’est pas une association, que je ne suis pas bénévole et que mes services sont payants.
Ensuite, il y a ceux qui procèdent au chantage : ils veulent bien travailler avec moi, à condition que je transforme mon entreprise en association et que j’accepte de me faire subventionner. (Cela résoudrait aussi le problème de la première catégorie qui pourrait alors me faire venir sans débourser le moindre centime.)
Enfin, il y a ceux qui essayent de « m’absorber » plus ou moins explicitement. Il y a quelques temps, une dirigeante d’association m’a demandé si j’accepterais que le camion devienne l’antenne mobile de sa structure ! Bon, elle a au moins eu le mérite d’être honnête sur ses intentions. D’autres essayent d’en faire autant mais ne l’assument pas.
Bien sûr, il reste une toute petite minorité qui m’encourage, accepte de travailler avec moi et se montre prête à chercher des solutions, mais elle se compte sur les doigts d’une main. Et dans cette minorité se trouvent encore les hypocrites qui veulent simplement tirer leur épingle du jeu. Ceux-là même qui, il y a quelques temps, me traitaient comme un pestiféré parce que je refusais d’adhérer à l’idéologie fasciste instituée durant la crise sanitaire et qui sont aujourd’hui mes plus grands supporters. Certes ont-ils voulu s’assurer que je n’utiliserais pas le camion pour promouvoir des thèses « complotistes » avant de me soutenir.
Tout cela est tellement risible.