DÉMOCRATISER LE THÉÂTRE

ÉTUDE DE CAS D'UNE IMPOSTURE NATIONALE

Homme tenant un mégaphone dans la main

La notion de démocratisation se définit comme l’action de rendre quelque chose accessible à toutes les classes sociales en l’organisant selon des principes démocratiques. En effet, les outils (œuvre, langage, contexte, biographie des artistes) doivent permettre l’accès à la citoyenneté (démocratie) par l’émancipation qui cible la fin des rapports de domination.

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Depuis la Libération (1944), la démocratisation culturelle est portée par Joffre Dumazedier (sociologue d’idéologie marxiste), qui fonde en 1945 « Peuple et Culture », un mouvement d’éducation populaire ; Jean Vilar (metteur en scène), qui crée en 1947 le Festival d’Avignon avant de reprendre la direction du Théâtre National Populaire (1951) ; ou André Philip (député socialiste sous le Front Populaire puis Ministre de l’Économie pendant la IVème République) qui fédère en 1948 le projet des MJC, voulues comme des lieux d’échange et d’initiatives pour les citoyens en devenir. À la même période, Jeanne Laurent (sous-directrice des spectacles et de la musique au Ministère de l’Éducation) impulse la création de ce qui deviendra les « centres dramatiques nationaux » dans le but de développer les infrastructures culturelles sur le territoire. Cette pratique interventionniste de l’État, directement issue des idées du Conseil National de la Résistance, demeurera lors de l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle (1958, Vème République) avec la création du Ministère des Affaires Culturelles (André Malraux). La culture devient alors « une catégorie d’intervention publique », comme l’économie et les transports. Et à partir de 1981 (premier gouvernement socialiste de la Vème République), la multiplication des subventions et des nominations (présentée comme renforçant la démocratisation) entérine, sous l’égide de Jack Lang, la stratégie clientéliste de l’État, faisant de la culture un appareil de prosélytisme. Alors, où en est la démocratisation du théâtre aujourd’hui ?

En utilisant le prétexte de démocratisation, l’État dénature les idéaux de culture populaire issus de la Libération. Car il n’est plus question de contribuer à l’émancipation des citoyens, mais de reproduire l’organisation des rapports entre classes sociales en instaurant une politique de mise à disposition de lieux (DRAC, créations ou municipalisations de théâtres, catégorisation par labels scéniques) sans forcément en favoriser l’accès. Ce choix repose non seulement sur le postulat que les classes populaires sont incultes mais aussi qu’il n’y aurait qu’une forme de culture – la culture officielle, institutionnelle – qui vaut la peine d’être financée. Démocratiser reviendrait donc en ce sens à imposer à toute la population une seule culture – celle des élites – et à « séparer les classes moyennes cultivées des classes populaires ». Or, le seul fait d’ouvrir un lieu culturel n’implique pas la démocratisation – c’est le travail résultant de l’éducation populaire qui crée les conditions de l’émancipation intellectuelle. Cela produit même l’effet inverse : ceux qui y allaient déjà pourront y aller plus souvent (et « se cultiver » davantage), et ceux qui n’y allaient pas n’iront toujours pas, ou de manière ponctuelle sans maîtriser les outils de compréhension de ce qu’ils verront, ce qui donnera lieu à une culture de surface. La « culture institutionnelle » donne au pouvoir le droit de la normer, et par-là même, devient un monopole d’élites, avec ses propres théâtres (financés par les impôts de l’ensemble de la population), ses propres écoles, ses propres programmes radio et ses propres magazines.

Dans ce cadre, pour les artistes, créer implique de faire partie de réseaux, d’être subventionnés et reconnus par des pairs. Dans les lieux culturels, les postes de direction sont attribués à des personnes nommées par le pouvoir et ainsi le paysage théâtral ressemble à un modèle oligarchique, qui laisse peu de places aux artistes alternatifs (jugés trop subversifs et surtout incontrôlables). La politique budgétaire des dernières années (drainage et concentration des crédits sur l’Île-de-France) n’a fait que creuser davantage la fracture sociale en contraignant les théâtres par « des obligations de résultats » et en instaurant dans le secteur culturel et théâtral une concurrence déloyale par des choix de coterie : les programmateurs ne se donnent même plus la peine de répondre aux propositions d’inconnus et deviennent inaccessibles. Sur Paris, les compagnies sont ainsi condamnées à s’endetter dans de petites salles qu’elles louent à prix d’or et où les programmateurs ne vont jamais, ou bien vouées à disparaître. À l’échelle locale, les MJC sont devenues des lieux amateurs offrant peu de crédit aux artistes qui y sont programmés.

La situation n’est pas plus favorable du côté du théâtre privé, qui comprend plus de cinquante salles référencées par le site Théâtres Parisiens Associés, sans compter les petits lieux et les théâtres privés des territoires. La distinction entre public et privé s’appuie sur une scission manichéenne entre, d’une part, un théâtre d’auteur (subventionné) et, d’autre part, un théâtre de divertissement (privé). Un théâtre de divertissement car, coupé de subventions publiques, le théâtre privé doit « remplir les salles » – et donc se vendre – pour pouvoir exister. À partir de 1964, l’Association pour le Soutien du Théâtre Privé (ASTP), permet d’offrir des garanties aux directeurs de salles et d’absorber leurs déficits. Mais il est à noter que cette association dépend également du Ministère de la Culture. Ainsi, à défaut de participer à leur développement, l’État entretient la séparation entre culture officielle et consommation de masse.

La ségrégation culturelle des publics vient de la destruction de la culture populaire au profit d’un divertissement de masses, que Hannah Arendt qualifie de consommation pure : « Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir ». La population, qui a déjà un accès limité aux cultures classique et populaire, se voit en plus contrainte de consommer des idoles issues de la télévision (également contrôlée par l’État) et des médias. Depuis 1986, le Ministère de la Culture est également chargé de la Communication, c’est-à-dire de la politique du Gouvernement face aux médias. Sous la présidence d’Emmanuel Macron, bien que le Ministère ait repris son appellation d’avant 1986, la presse, les médias et l’audiovisuel public faisaient toujours partie des missions de Françoise Nyssen en 2018.

L’État a donc la main sur l’art officiel (subventionné via les infrastructures publiques), sur l’émergence artistique (qu’il valide ou non au sein de son réseau), sur le théâtre privé (qu’il tient sous son aile par pression financière) et sur l’orientation du divertissement de la population (par la télévision), freinant par toutes les issues l’apparition d’artistes anti-conformistes. Les classes moyennes oscillent entre culture officielle et consommation de masse selon le contexte familial, produisant des « comportements humains » normés et réducteurs, tandis que les élites se satisfont de cette « catégorie d’intervention publique » supplémentaire à leur disposition.

À la recherche d’une véritable démocratie culturelle, les acteurs sociaux et les compagnies ne se tournent plus vers le Ministère de la Culture mais vers le Ministère de l’Éducation, qui seul peut permettre l’ouverture à de vraies cultures classiques ou populaires en direction des futurs citoyens du monde. De nombreux dispositifs existent, comme en Seine-Saint-Denis, le dispositif MICACO qui permet à des collégiens de pratiquer et d’avoir accès à des activités culturelles avec des professionnels. En outre, l’arrivée du financement privé participatif (crowdfunding) permet depuis quelques années de nombreuses créations indépendantes : via une plate-forme en ligne, les artistes font directement appel aux dons des citoyens. En Île-de-France, se distinguent également des réseaux comme RAViV, créé en 2008 et destiné à mutualiser des espaces pour les compagnies, ou comme Actes’If, créé en 1996, qui « réunit aujourd’hui 33 lieux artistiques et culturels indépendants ».

Aussi, une solution serait peut-être d’utiliser et développer tant les moyens mis à disposition par l’État que les nouveaux modes de financement pour retrouver le chemin d’une démocratisation culturelle réelle. L’éducation populaire, que Paulo Freire définissait en 1969 de la façon suivante : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde », reste à ce jour le seul vecteur et le seul moteur de l’accès pour tous à une culture de civilisation et de mémoire.

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