OSIRIS

OU LES HOMMES QUI ONT INVENTÉ DIEU

Osiris, un texte écrit par Alex Adarjan

Dans un pays lointain, détruit par une guerre civile religieuse, une famille athée résiste et lutte pour sa survie. Mais la conversion récente de la plus jeune des sœurs, Dalila, réveille d’anciennes suspicions. Sa foi suffira-t-elle à redonner un sens à sa vie, comme elle semble le croire ? Est-il encore possible de prier un Dieu qui laisse les Hommes s’anéantir en son nom ? Tandis que l’équilibre familial vacille, Dalila, elle, se radicalise.

*****

DISTRIBUTION

Isis, la grande sœur, celle qui prend soin de sa famille comme une mère.
Dalila, la petite sœur, celle qui écoute rarement ce qu’on lui dit.
Seth, le frère, celui qui traîne toujours dans des affaires louches.
Marc, l’amant, celui qui observe sans rien dire.
Quatre Conférenciers, Alpha, Delta, Lambda, Sigma.
Jésus-Christ, le prophète du Christianisme.
Mahomet, le prophète de l’Islam.

PREMIER ARC
OÙ L’ON TENTE DE PRÉSERVER UN ÉQUILIBRE

SCÈNE 1

ALPHA. Bonsoir et bienvenue à la Chambre des Conférenciers. Je suis Ruth Kaspárov, docteure en psychologie à l’université de Reims, auteure, essayiste, romancière, comédienne, applaudissements s’il vous plaît. Merci. Je serai accompagnée aujourd’hui par Charlène Adriani, agrégée de philosophie et enseignante à la Sorbonne – applaudissements, voilà, prenez l’habitude – ; d’Isaac Alalouf, historien spécialisé en géopolitique islamiste, auteur de nombreux « best-sellers » comme Mahomet au pays des Merveilles – Isaac, vraiment, j’adore ce que vous faites – ; et celui que l’on ne présente plus, évidemment, l’incontournable père Xavier, auteur vous aussi d’un « best-seller », Sex, drugs and Jesus-Christ. Vous êtes devenue une star, père Xavier, on ne parle que de vous. Vous étiez la semaine dernière sur W5, vous êtes aujourd’hui avec nous et vous serez la semaine prochaine en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Nous reviendrons vers vous tout à l’heure. Une première question pour vous, Charlène. A-t-on besoin d’une religion pour vivre ?
DELTA. Merci, Ruth. Je suis très honorée d’être avec vous ce soir. Votre question est tout à fait pertinente. Revenons d’abord à la source, à la définition même du mot. La religion est un ensemble de codes, de pratiques, de croyances qui régissent un groupe ou une communauté. Cicéron la caractérisait comme le fait de s’occuper d’une nature supérieure divine et de lui rendre un culte.  La religion agit sur la société comme une doctrine morale et sociale. Je pense, au regard de cette acception, qu’elle est essentielle pour la préservation de l’espèce humaine, oui, quelle que soit la religion d’ailleurs.
ALPHA. Merci, Charlène. Père Xavier, une réaction ?
LAMBDA. À mon sens, la notion de doctrine morale évoquée par madame Adriani est totalement has been. Le concept de Dieu lui-même est has been. J’en parle très bien dans mon dernier ouvrage, Sex, drugs and Jesus-Christ, qui est comme vous l’avez dit, un « best-seller » – édité aux éditions Magma, une séance de dédicaces est prévue samedi, toutes les informations sont sur mon site internet. Je disais donc que Dieu est has been ! Il ne faut plus penser la religion à l’aune d’une loi morale et divine, mais directement à l’aune de la société dans laquelle elle s’inscrit. La religion, pour citer Guy Ménard, c’est la gestion du sacré et le sacré évolue au fil des sociétés. Ce qui est sacré pour la jeunesse d’aujourd’hui, c’est la fête, c’est faire la fête, sortir, s’amuser. Elle est là, la religion. Au fond d’une bouteille de vodka bon marché, à l’arrière d’une voiture avec ce type que l’on ne connaît pas, dans ce pétard que l’on fait tourner à son voisin. C’est cela la religion, c’est cela le sacré et c’est cela qui est essentiel.
ALPHA. Merci, père Xavier, pour cette remarquable intervention. Isaac, la parole est à vous.
SIGMA. Je rejoins l’avis du père Xavier car je crois effectivement que les Hommes n’ont pas nécessairement besoin d’une religion pour vivre, c’est faux de le prétendre. En revanche, ils ont besoin du sacré. Nous avons tous besoin de sentir qu’il existe une entité plus grande, plus puissante, plus complexe que nous. C’est là, à mon sens, qu’intervient le sacré. Mais quel est l’objet du sacré ? Comment sentir son essence ? Y a-t-il une définition universelle ? Voilà la vraie question.
ALPHA. Les livres sacrés, justement, ne permettent-ils pas de se mettre d’accord sur des notions-clés, universellement reconnues ?
SIGMA. Bien sûr, et c’est important que de tels ouvrages existent. Toutefois, gardons bien à l’esprit que ces livres sont aussi le reflet de la société, de l’époque à laquelle ils sont écrits. Ils n’ont presque pas été modernisés depuis. Or, le monde a changé. Je ne suis pas sûr que nous puissions toujours aborder le sacré à travers le prisme de ces ouvrages-là.
ALPHA. Vous partagez cette opinion, père Xavier ?
LAMBDA. Absolument. Comme je l’écris dans mon livre Sex, drugs and Jesus-Christ, il faut décloisonner les religions justement parce que le monde a changé. Les hommes d’Église en ont trop peu conscience. Jésus est d’abord porteur d’un message de paix et d’amour inconditionnels. Dès que nous le percevons, nous percevons ce qu’est le sacré et le reste devient superflu. Dès que nous le percevons, nous pouvons interpréter la religion comme bon nous semble.
ALPHA. Peut-on dire qu’il existe autant d’interprétations possibles que de croyants ? Charlène, qu’en pensez-vous ?
DELTA. Si nous acceptons l’individualité, c’est-à-dire la somme de toutes les subjectivités qui composent un individu plutôt qu’un autre, oui.
ALPHA. Il y aurait donc autant d’interprétations possibles que de croyants ? N’est-ce pas un problème ?
DELTA. Non, car les individus réussissent tout de même à s’unir autour de conceptions communes. Sinon, il n’y aurait pas de religions. Ce qui les distingue, ce n’est pas l’idée mais la manière subjective qu’ils ont d’appréhender l’idée.
ALPHA. N’est-ce pas là une porte ouverte aux extrémistes, aux terroristes, Isaac ?
SIGMA. Seulement si l’on oublie que le dénominateur commun est l’amour. Tant qu’il y a de l’amour, il ne peut pas y avoir d’extrémisme.
DELTA. Si nous acceptons l’individualité, c’est-à-dire la somme de toutes les subjectivités qui composent un individu plutôt qu’un autre, oui.
VOIX D’ISIS. Qu’est-ce que tu fais ?
VOIX DE DALILA. Je rembobine. Je n’ai pas tout compris.
VOIX D’ISIS. Nous avons déjà entendu ce passage. Tu ne vas pas remettre en arrière à chaque fois.
VOIX DE DALILA. C’est important. Tu me laisses écouter.
VOIX D’ISIS. Dalila, je compte jusqu’à trois. Un. Deux. Trois.
SIGMA. Seulement si l’on oublie que le dénominateur commun est l’amour. Tant qu’il y a de l’amour, il ne peut pas y avoir d’extrémisme.
ALPHA. Si Dieu est amour, comment expliquer les guerres de religion ?
DELTA. Vous savez, à partir du moment où cela touche l’humain, je ne pense pas que nous puissions donner de réponse tranchée. Chaque conflit trouve sa source dans un événement spécifique et ce sont ces événements qu’il faut interroger.
ALPHA. Mais s’il existe un dieu, pourquoi n’empêche-t-il pas simplement les conflits et les massacres de se produire ?
LAMBDA. Ce n’est pas aussi évident. Le monde n’est pas le reflet de ce que Dieu veut, mais de ce que veulent les Hommes. Le pouvoir. L’argent. La gloire. Ce n’est pas aussi évident. Le monde n’est pas le reflet de ce que Dieu veut, mais de ce que veulent les Hommes.
VOIX D’ISIS. Dalila !
VOIX DE DALILA. Quoi ?
VOIX D’ISIS. Tu recommences.
VOIX DE DALILA. Ce n’est pas vrai, je n’ai pas touché. La cassette est abîmée, je crois.
VOIX D’ISIS. Moi, j’arrête. Tu écoutes seule. Je vais me coucher. Rembobine autant que tu veux.
VOIX DE DALILA. Non, tu avais promis que nous écouterions ensemble.
DELTA. Merci, Ruth. Je suis très honorée d’être avec vous ce soir. Votre question est tout à fait pertinente. Revenons d’abord à la source, à la définition même du mot. La religion est un ensemble de codes, de pratiques, de croyances qui régissent un groupe ou une communauté. Cicéron la caractérisait comme le fait de s’occuper d’une nature supérieure divine et de lui rendre un culte.  La religion agit sur la société comme une doctrine morale et sociale. Je pense, au regard de cette acception, qu’elle est essentielle pour la préservation de l’espèce humaine, oui, quelle que soit la religion d’ailleurs.
ALPHA. Merci, Charlène. Père Xavier, une réaction ?
VOIX DE DALILA. J’ai déjà entendu cette partie. Je suis remontée trop loin.
ALPHA. Mais s’il existe un dieu, pourquoi n’empêche-t-il pas simplement les conflits et les massacres de se produire ?
LAMBDA. Ce n’est pas aussi évident. Le monde n’est pas le reflet de ce que Dieu veut, mais de ce que veulent les Hommes. Le pouvoir. L’argent. La gloire. Dieu n’intercepte pas nos vœux, il les exauce.
ALPHA. La cruauté du monde serait donc une affaire d’Hommes plus que de dieux ?
LAMBDA. Absolument. C’est d’ailleurs ce que j’explique dans mon dernier ouvrage, qui est un « best-seller », Sex, drugs and Jesus-Christ.
VOIX DE DALILA. Il me casse les pieds, lui.
ALPHA. Alors à quoi sert Dieu ? A-t-il une utilité quelconque ?
SIGMA. À rien. Dieu ne sert à rien. Dieu ne peut être pensé en termes d’utilité ou d’inutilité.
VOIX DE DALILA. Nous nous battons pour un type qui ne sert à rien.
ALPHA. N’est-ce pas un confort de croire en Dieu, ne serait-ce que pour vaincre la perspective de la mort ? C’est tout de même agréable d’imaginer un au-delà où l’âme vivrait éternellement, non ?
VOIX DE DALILA. Oui, c’est agréable.
DELTA. Bien sûr ! Imaginez une famille athée, qui vivrait en dehors de toute croyance. Ce serait extrêmement angoissant, surtout en période de conflit. L’athéisme est le luxe des pays riches.
VOIX D’ISIS. Arrête cela, la gamine, tu veux. Cela suffit maintenant. Je veux dormir, moi.
VOIX DE DALILA. Je n’ai rien fait, je te le jure.
VOIX D’ISIS. Menteuse. Coupe ta radio tout de suite.
DELTA. Imaginez une famille athée, qui vivrait en dehors de toute croyance.
VOIX D’ISIS. Coupe, je te dis. Je ne le répéterai pas encore. Tu coupes, maintenant.
LAMBDA. Dans mon dernier ouvrage, qui est un « best-seller », Sex, drugs and Jesus-Christ.
VOIX D’ISIS. Il faut que tu arrêtes avec ces conneries. Tu te creuseras des ulcères dans le cerveau à force d’écouter ce charabia.
ALPHA. Vous partagez cette opinion, père Xavier ?
LAMBDA. Absolument.
DELTA. Imaginez une famille athée, qui vivrait en dehors de toute croyance.
SIGMA. Tant qu’il y a de l’amour, il ne peut pas y avoir d’extrémisme.

SCÈNE 2

DALILA. Voilà, cela déconne maintenant. C’est de ta faute.
ISIS. Non cela ne déconne pas, donne.
DALILA. Non, tu vas tout casser.
ISIS. Dalila, la cassette. Donne-moi cette cassette.
DALILA. Non.
ISIS. Dalila, tu fais la conne. Donne-la-moi, j’ai dit.
DALILA. D’accord, mais avant de couper tu vérifies que cela fonctionne bien.
VOIX DE SIGMA. Je rejoins l’avis du père Xavier car je crois effectivement que les Hommes n’ont pas nécessairement besoin d’une religion pour vivre, c’est faux de le prétendre.
ISIS. Tu vois, cela fonctionne. Maintenant, va te coucher.
DALILA. Je ne peux pas, je travaille.
ISIS. Tu travailles ? Comment cela, tu travailles ? C’est quoi encore ces histoires ? Montre.
DALILA. Tu vas te moquer.
ISIS. Non, même pas. Montre-moi.
DALILA. C’est une liste. Une liste de dieux. Yahvé, Jéhovah, Allah, Ahura Mazdâ, Rê, Osiris, Aton, Tengri, Gitchi Manitou, Xwede.
ISIS. Qu’est-ce que tu fais avec une liste de dieux ?
DALILA. Regarde. Une colonne pour, une colonne contre. Chaque pour rapporte un point, chaque contre en enlève un. À la fin, tu additionnes et tu obtiens le total des points pour chaque dieu.
ISIS. Cela te sert à quoi ?
DALILA. À savoir quel dieu est le meilleur. Le meilleur, le plus puissant, le plus gentil. Tout, quoi. C’est un tableau comparatif.
ISIS. Pourquoi tu fais un tableau comparatif ? Cela sort d’où, tes tableaux comparatifs ?
DALILA. Tu te moques. Je savais que tu te moquerais. Tu te moques toujours. Je n’aurais pas dû te montrer.
ISIS. Celui qui a le plus de points, il gagne quoi ?
DALILA. Je ne t’écoute plus. Va déverser tes saloperies ailleurs.
ISIS. Dis-moi, il gagne quoi ?
DALILA. Moi. Il me gagne moi. Celui qui a le plus de points, ce sera mon dieu.
ISIS. Ton dieu ?
DALILA. Celui en qui je croirai. Celui que je prierai. Mon dieu, quoi.
ISIS. Depuis quand tu as besoin d’un dieu ? Tu n’as pas besoin d’un dieu. Tu es croyante, toi, maintenant ? Je ne vois pas pourquoi, comment, d’un seul coup tu as eu besoin d’un dieu ? Je ne vois pas comment c’est venu, cette idée. C’est encore un de tes délires. J’aurais dû me douter que tu préparais un mauvais coup. Cela fait des semaines que tu écoutes ton émission en boucle. Qu’est-ce que tu es allée chercher ? Un dieu. Nous nous sommes très bien débrouillés sans dieu jusqu’ici. Je ne vois pas pourquoi, maintenant, tu en as besoin. C’est dans ta tête, la gamine.
DALILA. Tu ne comprends pas. Cela m’aiderait bien d’avoir un dieu, moi. Pour donner un sens à ma vie, tu vois.
ISIS. Tu n’as pas besoin d’un dieu, tu m’as moi. Et Seth. Le voilà, le sens.
DALILA. Ce n’est pas pareil. Vous êtes ma famille. Je crois que nous pouvons avoir une famille et un dieu, ce n’est pas incompatible. Nous pouvons aimer l’un et l’autre de la même façon. Enfin, pas de la même façon, ce n’est pas ce que je voulais dire, mais avec des amours complémentaires, voilà. Nous pouvons aimer deux êtres aussi fort l’un que l’autre sans que cela n’impacte ni l’un ni l’autre, je me trompe ?
ISIS. Je ne sais pas.
DALILA. Fais-moi confiance. Pour nous, pour notre vie de famille, cela ne changera rien. Je te le promets.
ISIS. C’est ce que tu dis maintenant. Tout est déjà si instable autour de nous, je n’ai pas besoin d’une complication supplémentaire. La guerre, les bombardements, l’état de tension dans lequel nous sommes tous, en permanence. Nous devons rester soudés, tous les trois, toi, moi, Seth. Sinon, nous ne nous en sortirons pas. Il y a eu maman d’abord, Ossama ensuite, je ne veux pas perdre quelqu’un d’autre. Ce serait trop dur, je ne le supporterais pas.
DALILA. Ma grande sœur adorée, je ne t’abandonnerai pas, tu le sais. Jamais.
ISIS. Arrête, la gamine, tu m’étouffes.
DALILA. Un dieu me rendra plus forte. Aussi forte, pleine d’assurance et de vitalité que toi. Ce n’est pas une blague. Je serai une nouvelle Dalila, une version améliorée de moi-même.
ISIS. Alors, c’est lequel ton dieu ? Lequel tu as choisi ?
DALILA. Osiris.
ISIS. Osiris ?
DALILA. Le Dieu égyptien. Le grand Dieu du panthéon égyptien. Il est puissant, il est le premier à avoir vaincu la mort, à être ressuscité, ce qu’on dit. Il juge ceux qui entrent dans le royaume des morts. C’est un dieu bon, d’une grande générosité envers son peuple. Oui, Osiris, ce sera Osiris mon dieu. Voilà, c’est décidé. Je prierai Osiris et puisqu’il est bon, il m’exaucera. Et nous vivrons, sœur chérie, nous vivrons là dans un havre de paix. Osiris nous sauvera.
ISIS. Tu es cinglée, toi.
DALILA. Tu verras, ma sœur, que ce que je dis est vrai. Un jour, toi aussi tu croiras.
ISIS. Ce que je crois, moi, c’est que s’il y avait un dieu, il y a bien longtemps qu’il nous aurait abandonnés. Moi, ces histoires d’ésotérisme, je n’y accorde pas d’importance, tu le sais bien. Ce n’est pas prêt de changer, ma poule. Au lit, maintenant. Profite que ce soit calme pour te reposer. Le calme, cela ne dure pas.

SCÈNE 3

ISIS. Voici Marc. Marc, c’est ma sœur Dalila et lui, mon frère Seth. Il va s’installer ici quelques temps. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ? Marc est discret, c’est quelqu’un de discret, tu es quelqu’un de discret ? Vous verrez, vous oublierez même qu’il est là. Vous ne vous en souviendrez plus et le jour où il partira vous direz tiens je ne savais pas qu’il avait habité ici. Chéri, donne-moi ton manteau, je te débarrasse. Nous partagerons lui et moi la chambre d’Ossama, elle est inoccupée, alors je me suis dit c’est dommage qu’elle reste vide cette chambre, il faudrait l’occuper. Et puis comme cela, toi, Dalila, tu prendras ma chambre, tu l’aménageras comme tu veux, cela te fera plus d’espace. Tu dis toujours cela, que tu n’as pas assez d’espace. Alors voilà, ce sera l’occasion. Marc s’installe ici, provisoirement je le répète, et toi cela te fera plus d’espace. C’est une bonne idée, non ?
SETH. Il faut que je dise quelque chose ? Tu attends de moi que je dise quelque chose ? Parce que franchement, je ne vois pas trop quoi dire là.
DALILA. Moi, je trouve cela formidable. Oui, vraiment formidable, c’est exactement cela, formidable.
ISIS. Cela vous ennuie ?
DALILA. C’est vrai que nous aurions voulu, nous aurions préféré le savoir plus tôt, avant son arrivée je veux dire. Bon, ce n’est pas très grave, je te le dis comme cela. C’est bien qu’il soit là maintenant, nous sommes contents et cela nous fera de la compagnie. Pas vrai, Seth ?
SETH. De toute façon, je ne vois pas pourquoi nous parlons puisqu’il est là. Dis-lui de s’asseoir au moins, il ne va pas rester debout comme cela, tout le temps, on dirait qu’il est mal à l’aise. Tu es mal à l’aise ? Assieds-toi.
DALILA. Moi aussi j’ai quelque chose à dire, à annoncer, une grande nouvelle. Je profite de ce moment, de ce passage où nous faisons des annonces pour en faire une à mon tour. Je suis croyante. À partir de maintenant, je vivrai pour servir mon dieu Osiris.
SETH. Elle a dit Osiris ?
ISIS. Dalila, nous en avons déjà parlé. Tu devrais m’écouter un peu. Je suis plus vieille que toi alors j’en sais davantage.
SETH. Quelqu’un peut m’expliquer ?
DALILA. J’ai un dieu et il me protégera et m’aidera à m’en sortir dans les moments difficiles. Je serai son apôtre, je le servirai.
ISIS. C’est son émission qu’elle écoute sans arrêt, cela aura bien fini par lui retourner le cerveau. Tu vois ce que je te disais ?
SETH. Cela ne te suffit pas de voir le pays s’écrouler sous les religions ? Prends une arme et va au front, tant que tu y es. Quoi ? Ne me regarde pas comme cela, je rigole. Je rigole. Ne me regardez pas comme cela, toutes les deux, c’est une blague. Si je ne peux même pas plaisanter. C’est bon, j’arrête. Prie tant que tu veux mais ne fais pas les mêmes conneries qu’Ossama, c’est tout ce que je te demande.
ISIS. Voilà, nous y sommes.
SETH. Il est là le fond du problème, non ? Nous savons tous comment il a fini, Ossama. Cela me ferait chier que tu termines comme lui.
DALILA. Ossama, c’est notre frère. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à Isis, ils sont jumeaux. Quand ils étaient petits – je n’étais pas née mais on m’a raconté – quand ils étaient petits, Isis avait les cheveux courts et elle s’habillait comme lui alors nous ne pouvions pas les distinguer. Ils étaient comme des clones. Isis te montrera des photos. Ossama, personne ne sait ce qu’il est devenu. Il a disparu, un jour. Il paraît qu’il est dans un camp de prisonniers, c’est Seth qui le dit. N’est-ce pas que tu le dis ? Il est dans un camp de prisonniers et tu sais ce qu’ils font aux prisonniers ? Ils les traitent comme des chiens. Parfois ils les torturent ou ils les violent, je l’ai entendu à la radio.
SETH. C’est bon, tu as fini ? À quoi tu joues ? Qu’est-ce qui te prend de raconter notre vie comme cela ? À un inconnu en plus – désolé Marc mais je ne te connais pas. C’est un inconnu pour nous. Alors qu’est-ce qui te prend, qu’est-ce qui t’a pris de lui dire tout cela ? C’est privé, ce sont des histoires privées, tu n’as pas à les raconter.
DALILA. Il ne faut pas le prendre comme cela, Seth. Ce n’était pas méchant, pas méchamment, ce que je disais là.
ISIS. Seth, elle ne disait rien de mal.
SETH. C’est bon, je me tais. C’est pénible, à la fin. Je me tais, je ne dis plus rien. Je ne sais pas ce que vous avez toutes les deux, aujourd’hui, contre moi, mais vous n’êtes pas possibles. Ce n’est pas possible.
MARC. Reprends, Dalila, c’était intéressant. Moi, cela m’intéresse.
DALILA. J’avais terminé.
ISIS. Parle-nous d’Osiris, de ton dieu. Je suis sûr que tu as plein de détails à nous apprendre.
SETH. Ossama, c’était un fanatique, d’accord ? Un terroriste. Il avait des idées arrêtées sur un certain nombre de sujets. C’était un Dissident. Tu sais ce que c’est, Marc, un Dissident ? Les types en noir qui font sauter des baraques. Ossama était l’un d’eux. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé mais tout ce que je peux dire, c’est qu’il le méritait. Il est peut-être tombé entre les mains des Alliés ou pire, des Occidentaux, mais c’est ce qu’il méritait. Les fanatiques comme lui, ils ont une fausse image de Dieu, une image qu’ils ont inventé, fabriqué, avec laquelle ils se bourrent le crâne. Alors oui, c’est bien fait pour lui.
ISIS. Dalila, où tu vas ?

SCÈNE 4

SETH. Je te le dis, moi, cela ne s’éternisera pas. Bientôt les bombardements reprendront et ce sera la fin pour nous. Il suffit que les Dissidents passent les portes de la ville et nous sommes fichus. Les Alliés ne sont pas parfaits, mais je ne vais pas te mentir, depuis qu’ils sont là c’est plus calme, plus serein. Le commerce a même repris. Je crois que le Gouvernement les laisse faire. Sinon, entre l’Armée du régime et les Dissidents, il y a bien longtemps qu’ils auraient repris la ville. Ma main au feu s’ils n’ont pas conclu un marché, un accord quelconque. Je ne sais pas ce qui se passera si le Gouvernement capitule, mais je préfère ne pas y penser pour l’instant. Et Dalila qui se prend un dieu. Comme si cela pouvait donner du sens à sa vie ou la sauver. Moi, il y a bien longtemps que j’ai arrêté de croire ces foutaises. Je ne suis pas trop certain que Dieu ait inventé les Hommes mais il y a une idée dont je suis à peu près convaincu, c’est que les Hommes ont inventé Dieu. Depuis qu’il y a des Hommes, il y a des dieux alors si ce n’est pas une preuve, cela. Dis-donc, tu es toujours aussi bavard ou c’est juste parce que c’est moi ?
MARC. Spinoza disait que si les animaux s’inventaient un dieu, ils le feraient à leur image, avec des grandes oreilles pour les ânes et une trompe pour les éléphants. Alors, ce n’est pas étonnant que les Hommes aient créé Dieu à leur image, violent, jaloux, meurtrier.
SETH. Tu es quelqu’un de cultivé, toi. Je l’ai vu tout de suite. Cela se voit à tes manières, à ta façon de te tenir, de t’habiller. Cela se voit que tu n’es pas d’ici. Il faudra que tu m’expliques comment un type comme toi s’est retrouvé dans un bled comme celui-là. Tu n’as pas trouvé mieux comme destination de vacances ? Les religions, ce n’est que du vent. Dalila finira par s’en rendre compte. Pour l’instant elle est trop jeune, elle ne percute pas. Elle a encore des rêves dans sa tête.
MARC. Toi, ce n’est plus ton cas ?
SETH. Tu parles, je suis dans le concret moi. Cette famille, il faut bien qu’elle mange. Ce n’est pas avec ce que rapporte Isis que nous nous en sortirons. Nous veillons les uns sur les autres, c’est normal. Je suis l’homme de la maison, maintenant. Tiens, tu me fileras un coup de main. Ce soir, il y a un cargo qui accoste ici. Il transporte des bobines de câbles de cuivre. Nous attendrons qu’ils déchargent dans les remorques puis nous viendrons avec le camion pour récupérer le matos.
MARC. Ce n’est pas dangereux ?
SETH. Dangereux ou pas, je m’en fiche. Ce qui compte, c’est combien cela rapporte. Tu sais ce que c’est, toi, de te retrouver avec une famille sur les bras ? Ce n’est pas évident. La gamine, bien sûr, elle ne comprenait pas pourquoi les parents n’étaient plus là, pourquoi d’un coup elle ne pouvait plus sortir. Comment tu lui expliques cela ? Tu ne peux pas. Alors tu fais l’autruche, tu ne dis rien, tu attends qu’elle soit en âge de comprendre – cette expression, elle ne veut rien dire. Ici, les gamins comprennent vite. L’innocence, tu ne la gardes pas longtemps. Quel âge tu lui donnes, à Dalila ? Elle vient d’avoir dix-sept ans, mon pote. Tu y crois ? À dix-sept ans, les gamins devraient s’occuper de leurs études et de leurs amis. Ils ne devraient pas se demander s’ils vivent ou non leur dernière journée. Ce n’est pas cette vie-là que nous aurions voulue. Alors bon, le danger je ne le vois plus, il est devenu mon quotidien. Ne t’inquiète pas, tu t’y feras. Regarde, toi tu te posteras ici avec le camion et tu attendras mon signal. Quand je te le dirai, tu avanceras, phares éteints – surtout tu éteins bien les phares – tu avanceras jusqu’aux remorques. Compris ?

SCÈNE 5

ISIS. Seth, n’entraîne pas Marc dans tes magouilles s’il te plaît, tu me rendras service. Où est Dalila ?
SETH. Je ne sais pas, je la croyais avec toi.
ISIS. Tu vois bien que non. Elle a dû sortir, à tous les coups elle est sortie. C’est de ta faute, Seth. Je ne sais pas pourquoi tu lui as parlé comme tu l’as fait, ce n’était pas malin.
SETH. Pourquoi veux-tu toujours que ce soit de ma faute ? Tout dans cette famille est systématiquement de ma faute ! Merde, prends tes responsabilités, Isis.
ISIS. Cela ne te coûtait rien de l’encourager. Dalila, elle a envie d’y croire, à son dieu, elle voudrait que nous la soutenions. Tu sais bien ce que j’en pense, mais je fais un effort. Un mensonge, un petit mensonge, qu’est-ce que cela te coûte ? Elle serait rassurée, apaisée même peut-être. Après tout, n’est-ce pas là ce que nous cherchons tous, l’apaisement ?
SETH. S’il n’y avait pas eu de dieux, il n’y aurait pas eu de guerres et nous ne serions pas là à croupir comme des rats au fond d’une cave.
ISIS. Qu’est-ce que tu en sais ? Tu es toujours là, à refaire le monde avec tes suppositions, mais nous n’en savons rien, aucun de nous. Nous ne savons pas ce qu’aurait été le monde, nous ne pouvons pas le savoir. Cela ne se sait pas, ces choses-là, cela ne se devine pas. Le monde, il est comme il est et c’est tant pis pour nous.
SETH. Comment peut-on prier des dieux qui laissent les Hommes se massacrer entre eux ? Cela me dépasse, je n’ai même pas envie d’en entendre parler. Je ne veux pas de cela ici, pas dans ma maison.
ISIS. À Dalila cela lui fait du bien.
SETH. À Ossama aussi cela lui faisait du bien, tu veux en reparler ?
ISIS. Tu es dur, Seth. Je ne sais pas d’où elle te vient toute cette dureté, tu n’étais pas comme cela avant. J’ai ce souvenir-là dans la tête que tu n’étais pas comme cela avant la disparition de notre frère. Le dieu qu’elle prie, Dalila, il est inoffensif. C’est un dieu égyptien, je ne sais même pas d’où il sort. Alors si cela lui fait du bien, tu devrais au moins te réjouir pour elle.
MARC. Vous devriez écouter la radio. En direct de RadioDetroit. Les avions de l’Armée ont été aperçus en train de survoler la bande ouest du pays.
(Un bombardement retentit.)
ISIS. Dalila est toujours dehors.
SETH. Je ne sais pas si nous sommes plus en sécurité ici.

SCÈNE 6

DALILA. Cela surprend.
ISIS. Tu es complètement inconsciente, toi. Tu sors et tu ne préviens personne. Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je serais venue avec toi. Bordel, tu m’as fichu une peur ! Où tu étais, encore ? Pourquoi tu es habillée comme cela ?
DALILA. Tu peux me lâcher, maintenant.
ISIS. Regarde-toi. C’est quoi cette tenue ? Tu es partie où ? Tu as recommencé, pas vrai ? Tu as recommence à faire la pute ?
DALILA. Tu es folle, ce n’est pas vrai, c’est n’importe quoi.
ISIS. Elle l’a déjà fait avant. Elle faisait la pute pour arrondir les fins de mois, comme cela qu’elle disait.
DALILA. Arrête, c’est faux, ne raconte pas cela. Tu ne sais pas, d’accord ? Tu ne sais rien alors tu te tais.
ISIS. Tu étais où ? Où tu étais, dis-moi ? Je t’écoute, vas-y.
DALILA. Je cherchais un livre. Regarde.
SETH. Tu as mis ta vie en danger pour un livre ?
MARC. C’est un Livre des Morts ?
DALILA. Oui, tu connais ? C’est curieux. C’est curieux que tu connaisses. Celui-ci est vieux de plusieurs centaines d’années.
ISIS. Qu’est-ce que c’est, un Livre des Morts ?
MARC. C’est le livre sacré des Égyptiens. Comme la Bible ou le Coran mais pour les Égyptiens.
DALILA. Pour ceux qui croient en Osiris. Comme moi, quoi.
ISIS. Je confirme, elle est dingue.
DALILA. Guide de conseils et formules magiques pour réussir sa nouvelle vie.
SETH. Sa nouvelle vie ?
MARC. Dans l’au-delà.
DALILA. Isis, sœur et épouse d’Osiris. Isis, tu as vu ? Cette déesse porte le même nom que toi ! Viens voir. C’est un signe, tu ne crois pas ? Je lis, attends. Isis était la plus belle femme d’Égypte et la reine de la magie. Je suis sûre que tu n’as jamais su d’où venait ton prénom ? Maintenant, tu sais. C’est un prénom égyptien et pas n’importe lequel, le prénom d’une déesse.
SETH. Une déesse ? Ils sont plusieurs dieux ? Qu’est-ce qu’ils font, une partouze ? Ils organisent des soirées échangistes sur le mont Olympe ? Ce n’est rien, c’est une blague, je blague.
MARC. Le mont Olympe, c’est les Grecs.
DALILA. C’est fini, j’arrête, j’arrête de vous parler. Cela me tient à cœur et je voulais le partager avec vous, mais vous êtes incapables de rester sérieux. Dès que je parle, vous vous moquez. Vous me traitez comme si j’étais une enfant mais c’est vous qui êtes des enfants. Est-ce que je me permets de critiquer ce que vous faites ? Est-ce que j’ai protesté quand tu nous as imposé Marc ? Ce n’est pas contre toi, Marc, vraiment pas. Et toi Seth, est-ce que je proteste quand tu sors vendre ton herbe ? Non, rien, j’accepte moi, j’accepte ce que vous êtes sans juger. C’est trop difficile de demander le même traitement en retour ? Si vous me cherchez, je serai dans ma chambre.
ISIS. Dalila, attends. Viens t’asseoir. S’il te plaît, assieds-toi deux minutes. Tout cela, ta religion, c’est nouveau pour nous. Dans la famille, nous avons toujours vécu sans. Maman avait grandi dans la tradition musulmane et elle ne voulait pas nous l’infliger. C’est ce qu’elle disait, je n’invente pas, tu te souviens ? Elle te le disait à toi aussi ? Alors nous, maintenant, nous sommes pris de court. Nous ne savons pas comment agir, je le vois bien que nous commettons des erreurs, mais nous ne savons pas encore comment agir. Seth fait le malin mais il est perdu, lui aussi. Laisse-nous le temps de nous habituer. Pas longtemps, à peine quelques jours. Tu crois que tu peux nous accorder cela ? Seth, pousse-toi. Viens, nous regarderons ton livre. Alors, c’est une religion à plusieurs dieux ?
DALILA. Je veux que vous me baptisiez.
ISIS. Tu as dit quoi ?
DALILA. Tu as bien entendu. Je veux que vous me baptisiez maintenant. Levez-vous et formez un arc de cercle autour de moi. Cela me fait plaisir. Vous vouliez me faire plaisir, non ?
ISIS. Seth, tu ne dis rien et tu fais ce que la gamine demande. S’il te plaît.
DALILA. Isis, tu seras la grande prêtresse. Prends le Livre des Morts. Prends-le, il ne te mordra pas. Je te guiderai. Tiens, reste là et lis.
ISIS. Prier Osiris, Dieu tout puissant et souverain du Royaume des Morts, est un engagement qui doit être envisagé de manière responsable. Es-tu prêt à consacrer ta vie à Osiris ?
SETH. Prête, pas prêt. Prête. C’est une femme, merde.
ISIS. C’est écrit au masculin, je lisais, c’est tout.
SETH. C’est logique. La religion, c’est pour les hommes, pas pour les gamines, pour les hommes. Dieu est une affaire d’hommes. Le pape est un homme, les prêtres sont des hommes, les imams sont des hommes. La religion, ce n’est pas fait pour les femmes.
MARC. Il y a des femmes, Marie la mère de Jésus, Marie-Madeleine. Il y a des femmes mais elles sont reléguées au second plan.
SETH. Toi, tu la fermes. Personne n’a demandé ton avis.
ISIS. Seth ! Je recommence. Es-tu prête à consacrer ta vie à Osiris ?
DALILA. Oui, je suis prête.
ISIS. Es-tu prête à obéir à son commandement et à lui être fidèle, dans cette vie et dans la nouvelle ?
DALILA. Oui, je suis prête.
ISIS. Es-tu prête à porter la parole d’Osiris devant les impies et les hérétiques ?
DALILA. Oui, je suis prête.
ISIS. À présent, lève-toi et professe ta foi.
DALILA. Je suis Dalila, fille de la Terre et apôtre d’Osiris. Je ne servirai pas d’autre Dieu que lui, hormis ceux qui sont sous son commandement. Que mon corps soit fait sien, que mon âme soit faite sienne et que ma parole lui appartienne. À partir de ce jour et pour l’éternité des jours à venir, dans cette vie et dans la nouvelle.
ISIS. Reçois maintenant cette croix ansée, symbole de vie. Qu’elle te protège et te guide à travers les ténèbres.
DALILA. Je suis contente. Cela me rend heureuse. Vous ne pouvez pas imaginer combien je suis heureuse d’être baptisée. Ce n’était pas dur, Seth. Merci.
MARC. Techniquement, ce n’était pas un baptême mais une cérémonie d’initiation. Le baptême est un sacrement chrétien.
SETH. Quelqu’un peut lui dire de fermer sa gueule ?
ISIS. Que faisons-nous maintenant ? Une fête, tu as prévu une fête ? Nous pouvons bien fêter cela, non ?
DALILA. C’est bien que vous soyez là tous les deux, Seth et toi. Nous avons notre équilibre, nous nous complétons tous les trois. Il suffirait qu’il en manque un pour que tout se désarticule. Nous ne nous quitterons jamais, pas vrai ? Nous resterons unis, tous les trois. Avec Ossama, c’était encore différent. C’était un autre équilibre, d’une autre sorte. Il était bon, il servait de médiateur entre vous deux. Souriez. C’est pour la photo.

SCÈNE 7

DALILA. Je réfléchissais à ce que Seth a dit, tout à l’heure. Il n’a pas tort, dans le fond, je le sais bien. Les hommes ont plus de chances de mener une religion. Je ne sais pas pourquoi. C’est génétique, sûrement. Ossama, lui, c’était un chef, il avait le charisme d’un chef. Il avait la foi. Devant nous, il n’en parlait pas, il mesurait ses propos, mais les gens le suivaient, dehors. Ils étaient nombreux à le suivre.
MARC. Je ne connais pas ton frère mais je crois que l’on ne naît pas leader. On le devient. Ossama a dû s’entraîner. Il a appris à parler, à donner des ordres, à être à l’écoute. Les meilleurs chefs sont ceux qui savent écouter. Ce n’est pas parce que tu es une femme que tu ne peux pas y arriver. Tu ne dois pas te sentir inférieure aux hommes. Tu as tout ce qu’il faut pour devenir un chef. Moi, tu m’as impressionné.
DALILA. Tu le penses vraiment ?
MARC. Oui. Où tu l’as eu, ce livre ?
DALILA. J’ai écrit à quelqu’un qui en possédait un. Sur internet, il y a des adresses. Je sais comment chercher.
MARC. Tu as su contourner le contrôle gouvernemental ?
DALILA. J’ai trouvé mon émission comme cela, aussi. C’est facile, je te montrerai si tu veux.
MARC. Ton frère et ta sœur ont peur parce qu’ils ont vu Ossama arpenter une route sinueuse et s’égarer. Cela ne signifie pas que ce sera ton cas.
DALILA. Arpenter une route sinueuse, tu parles toujours comme cela ? Ne le prends pas mal, mais tu as des airs d’aristocrate, parfois. Je ne me suis jamais sentie aussi bien, Marc. Je me sens épanouie, comme si je naissais à nouveau. Osiris me confie une nouvelle identité.
MARC. Alors, que vas-tu faire ? Tu as bien une idée derrière la tête ?
DALILA. Je ferai prospérer ma religion dans tout l’univers.

DEUXIÈME ARC
OÙ L’ON TENTE D’ENTRER EN RÉSISTANCE

SCÈNE 8

ISIS. Cette journée m’a épuisée. Toi, comment tu te sens ? Nous n’avons même pas eu l’occasion de nous retrouver, toi et moi. Aujourd’hui, c’était une journée bizarre. Toutes les journées sont des journées bizarres depuis quelques temps. Je voudrais une journée ordinaire. Une seule, pour me rappeler l’effet que cela produit. Une journée ordinaire dans une vie ordinaire. Je me lève, je prends un petit-déjeuner. Café ou thé ? Avec ou sans sucre ? Sans, merci. Un biscuit ? Non, je fais attention, je suis au régime. Les femmes disent toujours cela, je fais attention. Un biscuit, très bien, un seul. Enfin, tu vois où je veux en venir. Marc ? Tu m’écoutes ?
MARC. Je compte.
ISIS. Combien cela va rapporter ?
MARC. Environ trois-cent, d’après ce que dit Seth.
ISIS. J’espère que vous êtes sûrs de votre coup. Tu sais, cela m’embête, vos histoires. Cela m’embête bien, même, qu’il t’entraîne, que tu te laisses entraîner. J’ai déjà peur pour lui, je ne veux pas en plus avoir peur pour toi. Il s’en sort toujours, il a cela dans le sang mais toi, je vois tout de suite que tu n’es pas un caïd.
MARC. En travaillant à deux, nous économiserons deux fois plus vite. L’argent que je mets de côté, que je gagne avec Seth, il est pour nous, pour nous deux. Détends-toi, tout ira bien.
ISIS. Comment c’était, là-bas ? Marc, regarde-moi, comment c’était ?
MARC. Chez moi. Il n’y a rien d’autre à dire.
ISIS. Pourquoi tu n’en parles jamais ? Tu connais tout de moi, tu lis en moi comme dans un livre ouvert et moi de toi, je ne sais rien ou si peu. C’est fou. C’est fou que l’on puisse aimer quelqu’un sans le connaître vraiment. Que l’on puisse tomber amoureux d’un inconnu. Comme si l’amour n’attendait pas, comme s’il se frayait un chemin malgré tout. L’amour. Comment s’appelle la déesse égyptienne de l’amour ?
MARC. Hathor.
ISIS. Hathor, je prierai Hathor. Je me moque, mais ce n’est pas de la méchanceté. Je relativise, voilà le mot. Tout cela, c’est fait ou dit pour relativiser. Nous devrions partir, Marc. Avec cet argent que tu récupéreras, nous pourrions partir. Rien que toi et moi. Un nouveau départ loin de Seth et de Dalila, qu’en penses-tu ? C’est terrible ce que je dis mais parfois, j’ai l’impression qu’ils me rongent l’existence comme l’on ronge un os à moelle et que peu à peu, ma flamme s’éteint. C’est terrible. Je n’ai qu’eux, ils n’ont que moi et je voudrais ma liberté, reprendre ma liberté. Je suis si fatiguée. Je n’ai pas encore trente ans et déjà ma poitrine s’affaisse, mes yeux se couvrent de plis et mes cheveux blanchissent. Tu me trouves horrible ? Je le vois dans ton regard. Cela ne trompe pas, un regard. Toute l’âme du monde est réunie dans un regard.
MARC. Non, je ne te trouve pas horrible.
ISIS. Embrasse-moi, prends-moi dans tes bras pour que je sente ta force et ta chaleur contre mon corps. Embrasse-moi. Partons, organisons un départ, une fuite. Nous ne dirons rien à personne, personne ne le saura. Organisons-nous la plus belle fuite de l’histoire de l’Humanité. Tu seras Roméo et je serai Juliette, tu seras Clyde et je serai Bonnie. Loin de tout, des Alliés, des Dissidents, de l’absurdité de leur guerre. Nous irons en Inde ou en Chine, loin.
DALILA. Je te salue Osiris, toi qui fais le tour du Ciel. Je t’implore de ne pas me laisser m’en aller ni être jetée dans les flammes étincelantes. Je t’implore de purifier cet air et ces murs. Je te salue Osiris, toi qui fais le tour du Ciel.
ISIS. Qu’est-ce que tu fais ? À quoi tu joues ? Tu écoutais ce que nous disions ?
DALILA. Je purifie la maison. C’est de l’encens contre les mauvais esprits. Tu te sentiras mieux lorsque j’aurai terminé.
ISIS. Je ne me sens pas mieux du tout, c’est infect cette odeur. Cela empeste. Tu le fais dans ta chambre si tu veux, mais pas ici.
DALILA. Respire, Isis. Laisse l’énergie divine d’Osiris te pénétrer, respire.
ISIS. Tu es complètement barge, toi, complètement fêlée, ma parole.
MARC. Laisse-la, elle s’amuse. Ne t’énerve pas, c’est bête.
ISIS. Depuis quand tu parles toi ? Depuis quand tu prends sa défense, à elle ? C’est nouveau cela, que tu la défendes. Vous vous liguez contre moi, maintenant ? Nous nous étions mis d’accord, Dalila. Ta religion ne regarde que toi, tu ne l’imposes pas aux autres.
DALILA. Sois attentive à tes vibrations, Isis. Ton énergie se sclérose, je la sens. Ton corps transporte ton âme – le ba, ton esprit – l’akh, et ta force vitale – le ka. Prends-en soin. Ne les laisse pas se consumer.
ISIS. Je ne comprends rien. Dis-lui, toi.
MARC. Elle fait comme elle l’entend.
ISIS. C’est bien ce que je disais, vous vous liguez contre moi.
DALILA. Je te salue Osiris, toi qui fais le tour du Ciel. Je t’implore de ne pas me laisser m’en aller ni être jetée dans les flammes étincelantes. Je t’implore de purifier cet air et ces murs.
SETH. Dalila, tu nous intoxiques. Marc, je t’attends dehors. Le cargo. Les câbles de cuivre. Tu as oublié ? Bouge.

SCÈNE 9

DALILA. Seth, que s’est-il passé ? Tu es blessé ? Tu saignes.
ISIS. Dalila, laisse-le avancer. Il ne va pas rester sur le pas de la porte. Suis-moi. Mets cela, tu veux ? Attention, cela pique. Je t’avais prévenu. Reste appuyé. Reste appuyé, je te dis, sinon tu continueras de saigner.
SETH. Merci.
ISIS. Elle n’est pas jolie, ta blessure. Comment tu te l’es faite ?
SETH. J’ai croisé un Dissident.
ISIS. Seth ?
SETH. Il avait un couteau, il m’a attaqué.
ISIS. Ne me prends pas pour une conne, les Dissidents n’attaquent pas seuls et encore moins au couteau. Crois-moi, le jour où tu en croiseras un, tu ne t’en relèveras pas. Alors, tu vas me dire ? Le sang sur ton pull, ce n’est pas le tien, pas vrai ?
SETH. Si je te le dis, tu ne seras pas contente.
ISIS. Tu n’es pas en position de négocier.
SETH. Je travaille pour l’ERMA depuis quelques mois. C’est une des factions antifascistes qui soutient les Alliés. Je rends des services en échange de leur protection.
ISIS. Des services ? Quels services ? Ce n’est pas précis, tu n’es pas précis, c’est quoi ces services ?
SETH. Ils me donnent des noms, des listes de noms, des Dissidents le plus souvent, et je les fais disparaître. Ne me regarde pas comme cela. C’est la guerre, Isis. Même si je préférais vendre des hamburgers, personne n’en voudrait.
ISIS. Celui-là s’est bien défendu.
SETH. C’était un costaud, il pesait le double de mon poids. Je ne pensais pas lui échapper.
ISIS. J’espère que Marc ne t’a pas suivi là-dedans.
SETH. Ton Marc, il a deux mains gauches. Pour le cuivre, il a failli nous faire arrêter. Je n’allais pas prendre un tel risque aujourd’hui, tu imagines. Je ne sais pas où tu l’as trouvé, mais il n’est pas rusé.
ISIS. C’était irresponsable de n’avoir prévenu aucune de nous deux. Si un malheur t’arrivait, nous ne le saurions même pas. Tu serais comme Ossama, porté disparu. Tu es irresponsable. À Dalila, je veux bien, ce n’est qu’une gamine, mais à moi franchement, à moi tu aurais pu le dire. Le corps, tu en as fait quoi ?
SETH. Jeté dans le fleuve.
ISIS. Ah.
SETH. J’ai l’habitude, tu dois me faire confiance. Je mets tout en œuvre pour vous protéger. Elle a raison, la gamine, nous sommes une famille.
ISIS. C’est moi la plus vieille, c’est à moi de prendre soin de vous.
SETH. Mais l’homme, c’est moi. Pour nous, depuis la mort de maman, tu t’es mise en quatre. Laisse-moi prendre le relais. La guerre, personne ne sait ce qu’elle durera. Des mois, des années sans doute. Tu t’épuiserais.
ISIS. Nous survivrons, tu penses ?
SETH. Tant que le régime tient, nous avons une chance. Le jour où le régime s’effondre, il ne nous reste plus qu’à prier avec Dalila. Pour le moment, je parierais sur le régime.
ISIS. Tu te rappelles quand nous étions mômes ? Avec Ossama, vous preniez des paris sur tout et n’importe quoi.
SETH. Nous misions sur des cailloux parce qu’aucun de nous n’avait de billes. Une fois, Ossama avait réussi à en récupérer une, de bille. Il l’avait échangé à Yacine, le petit grassouillet du bout de la rue. Il lui avait échangé contre un caillou, tu te souviens ? Le pire dans l’histoire, c’est que Yacine n’en pouvait plus, il était tout fier et se pavanait partout avec son caillou. Ossama lui avait raconté que c’était une pierre précieuse et l’autre gars y avait cru dur comme fer. Le caillou ne valait rien, pas un rond, et lui, il racontait à tout le monde que c’était une pierre précieuse. Et nous on riait, qu’est-ce que l’on riait à cette époque-là. La bille, il ne l’a pas gardée. Il me l’a donnée. Il m’a dit tiens Seth, elle est pour toi, pour te porter chance.
ISIS. S’il était là aujourd’hui, que penses-tu qu’il ferait ?
SETH. Je ne sais pas trop. Avant sa disparition, ce n’était plus le même.
ISIS. Je suis sûre que nous ne savons pas toute l’histoire, qu’il y a des détails, de minuscules détails qui nous échappent, qui continuent de nous échapper malgré tout. Un jour, probablement, nous saurons. Seth, depuis quand travailles-tu pour l’ERMA ? Dis-moi, depuis combien de temps ?
SETH. Pourquoi tu veux savoir, tout à coup ? Huit mois je dirais, peut-être plus.
ISIS. Huit mois. C’est drôle comme coïncidence, pour lui aussi cela fait huit mois. Ossama aussi, il y a huit mois qu’il a disparu.

SCÈNE 10

MARC. J’ai entendu ce que vous disiez avec Isis. J’étais là et j’ai entendu. Ce n’est pas la peine de te justifier, je n’en ai pas grand-chose à faire de ce que vous pouvez penser de moi, ce n’est pas comme si cela m’importait des masses. Cela m’importe peu. Je ne resterai pas longtemps dans cette famille, je le savais en arrivant. Je l’ai su tout de suite et je me suis dit Marc ton passage ici ne sera que temporaire, tu ne t’installes pas, tu ne t’attaches pas, c’est temporaire. Vous n’êtes pas du même milieu, pas du même monde, ce qui vous lie c’est la guerre car indubitablement la guerre lie les gens, elle les rapproche, les unit. En temps de paix, en temps normal c’est-à-dire, jamais vous ne vous seriez adressé la parole, même ce regard, ce premier regard avec Isis, dans le bus, en revenant de la grande ville, ce premier regard, en temps de paix, jamais vous ne l’auriez échangé. Je me dis cela, oui, je me le répète. En temps normal, vous vous seriez assis chacun de son côté car on ne se mélange pas, les classes sociales ne se mélangent pas et jamais un homme comme moi n’aurait regardé une femme comme elle. Pas en temps normal. Il faut la guerre pour que ces événements-là se produisent. Il faut la guerre pour que deux êtres puissent se regarder dans les yeux au-delà de leur appartenance sociale. Il faut la guerre pour que les Hommes se rassemblent car en temps de paix, les Hommes se divisent et passent leur vie à construire de nouvelles fractures pour diviser davantage encore. Dans ce bus, il faisait chaud, il n’y avait pas d’aération et la canicule extérieure tapait contre la vitre. Dans ce bus, nous transpirions et je m’essuyais le front sans vergogne avec la manche de ma chemise depuis vingt bonnes minutes quand je l’ai vue, elle, avec sa robe de printemps et ses bottes en simili-cuir, portant ses sacs de provisions. Ils étaient lourds, ses lèvres se contorsionnaient sous le poids de l’effort. Ses doigts imbibés d’eau glissaient au contact des poignées, elle les tenait avec peine mais nous étions si serrés qu’elle ne pouvait pas les lâcher. Nos regards se sont croisés, je ne saurais plus dire lequel a vu l’autre en premier, je voudrais dire mais je mentirais, je voudrais dire que nous nous sommes vus en même temps, simultanément, comme touchés au même instant par une flèche de Cupidon. Nous nous sommes vus et c’était beau, cela, ce regard d’un homme et d’une femme perdus, placés là par hasard comme deux pions oubliés après une partie d’échecs, le visage défait, les traits marqués par la guerre. Je l’ai vue et je l’ai aimée tout de suite. Comment ne pas l’aimer ? Elle m’a dit vous me rappelez vaguement quelqu’un, c’est fou, il semblerait quand je vous regarde que je le voie. On dit, les gens disent, que nous avons tous un sosie quelque part, quelqu’un qui nous ressemble. Vous, vous me rappelez quelqu’un que j’ai connu, que j’ai aimé, alors fatalement je vous aime aussi. Mon nom, elle ne l’a su que plus tard. Mon histoire, jamais je ne lui ai racontée. Je suis écrivain. Dans mon pays c’était mon métier, d’écrire, je gagnais ma vie grâce à ma plume. Je n’ai pas toujours voulu faire cela, non, j’ai d’abord étudié les lettres. J’ai appris le latin, le grec, la philosophie, l’histoire. Je me suis passionné pour le journalisme, j’ai été chroniqueur pour une revue d’art puis critique littéraire. J’ai beaucoup lu. Je n’avais pas de famille et peu d’amis. Pour écrire mon premier roman, je suis parti en voyage pendant un an. À mon retour, j’étais saisi d’une furieuse envie d’écrire, compulsive, frénétique, qui me prenait de jour comme de nuit. Mon corps entier se pliait à ma volonté d’écrire et un an plus tard, je publiai mon livre. Alors un immense vide s’installa en moi et je dus partir de nouveau, comme pour combler cet insupportable néant qui m’empêchait d’exister. Quelques jours après mon arrivée, la guerre était déclarée et je reçus l’ordre de rentrer. Cet ordre, je le niais, je le refusais. J’avais été appelé, exhorté à venir par des forces obscures dont j’ignorais encore la puissance, je devais rester. J’ignorais ce que cela signifiait. Je n’avais aucune idée de ce que je vivrais, de ce que je subirais, mais je ne redoutais rien. J’attendais la tête haute, le regard plein de cette curiosité morbide qu’ont les condamnés à l’échafaud. D’abord, je perdis mes papiers, ils me furent confisqués par mesure de sécurité, ce que l’on me disait et que je ne voulais pas croire. Bien sûr, je reçus un document où figurait le tampon de l’administration qui les avait gardés. La semaine suivante, alors que j’entrais chez moi – ce n’était pas chez moi, c’était une chambre que j’avais louée – la semaine suivante, alors que j’entrais dans cette chambre du quatrième étage essoufflé par la pente raide des escaliers en bois massif – c’est un détail – des hommes m’y attendaient. Ils travaillaient pour le Gouvernement, ce qu’ils disaient, mais je savais que ce n’était pas le cas. Leurs uniformes noirs, je les reconnaissais. Ils me posaient des questions dans un mauvais français que j’eus du mal à comprendre. Vos papiers, ils disaient – non, ils ne disaient pas, ils hurlaient – vos papiers. Ma main tremblante leur tendit le document que m’avaient remis les autorités par mesure de sécurité, l’homme ne le regarda pas ou à peine, je pense qu’il ne lisait pas ou ne savait pas lire. Il l’attrapa d’une main et de l’autre, avec un briquet qu’il avait sorti de sa poche, il le brûla. En quelques secondes, ce qui restait de mon identité déjà meurtrie s’était évaporé, et les hommes pouffaient d’un rire gras et bilieux qui résonne encore dans mes oreilles. L’un d’eux me saisit à la gorge et commença à frapper aussi fort qu’il le pouvait. Il me frappait et je n’avais pas la force de le supplier d’arrêter. J’étais absent, étranger à moi-même et à ce corps contracté par la douleur. Il frappait, me demandait pour quel journal je travaillais et pourquoi je n’avais pas adhéré au parti et je ne savais que répondre, j’en étais incapable et il frappait encore pendant que les autres bousillaient ma chambre. Certainement ont-ils pris des affaires, je ne sais pas, je ne m’en rendais pas compte. Je sais que mon carnet d’écrivain, ils ne l’ont pas touché. Sur l’étagère, dans la penderie, derrière la pile de chemises. Ils ne l’ont pas touché, pas trouvé, et pendant qu’ils me frappaient, je ne pensais pas au sang sur mon visage, à la plaie près de mon œil, non, je pensais au carnet sur l’étagère, au carnet d’écrivain. C’était stupide car si je mourais, à quoi bon le carnet ? Un autre s’est saisi d’une barre de fer. Je ne sais pas d’où il la tenait, je ne me rappelais pas l’avoir vu en entrant, je l’aurais remarquée, et dans la chambre il n’y avait pas de barre de fer – peut-être sous le lit ? Je n’avais jamais regardé sous le lit. Il s’est saisi d’une barre de fer et je la voyais monter, descendre, se relever et s’écraser contre ma chair silencieuse. Lorsque les coups cessèrent, j’étais presque inconscient, gisant dans mon sang. Je repensais au carnet sur l’étagère, les hommes étaient loin, déjà, et le carnet toujours sur l’étagère. Là, enfin, je perdis connaissance. Mon corps avait attendu leur départ. Il ne le manquerait pas, le spectacle de leur départ, il ne devait pas le manquer pour pouvoir le raconter. Déjà l’écrivain pensait au passé, à l’histoire qu’il voudrait raconter. Sur la couverture du carnet était notée cette phrase de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas alors tout est permis ». Si Dieu n’existe pas alors tout est permis, voilà qui prenait sens, là, dans cette situation. Alors Dieu n’existait pas et les Hommes s’entre-tuaient pour un être fictif. Quelles nobles futilités. J’y notais tout pour ne rien perdre, ne rien oublier, ne pas croire plus tard que j’aurais inventé, que mon imagination aurait pu se méprendre, je notais tout parce que cela était vrai. La vérité de l’horreur dans l’horreur. La vérité que l’on n’ose pas croire. La vérité que l’on préfère taire parce qu’il est préférable de vivre dans l’ignorance que de mourir en conscience. Et qu’est-ce que la vie sinon un mensonge que l’on se raconte pour contrarier la mort ?
(Seth s’approche de Marc, pose une main sur son épaule. Ils s’embrassent. Puis ils font l’amour.)

SCÈNE 11

(Un bombardement retentit.)
SETH. Les bombardements s’intensifient, ils sont de plus en plus fréquents. Nous ne resterons pas ici éternellement. Nous devons mettre les voiles avant qu’ils n’aient notre peau.
DALILA. Mettre les voiles vers où ? Tu veux que nous partions maintenant ? Que nous abandonnions tout ? Je suis chez moi, ici. Nous ne pouvons pas fuir comme des lâches, nous devons nous battre. N’est-ce pas, Isis ? Dis-lui, toi.
ISIS. Dalila, s’il te plaît, laisse-le parler. Je veux entendre ce qu’il veut dire.
SETH. Je connais un passeur qui peut nous faire entrer en Europe. Le voyage sera précaire mais le trajet est sûr. Nous serons mieux là-bas qu’ici. Vous n’êtes pas contentes ? Pourquoi vous tirez ces têtes d’enterrement ?
ISIS. Combien elle coûte, la passe ?
SETH. Mille dollars par personne. Je sais, c’est cher, mais nous devrions pouvoir nous en sortir. Il faudra nous serrer la ceinture, mais tout ira bien.
ISIS. Nous ne le faisons pas déjà suffisamment, d’après toi ? Tu le vois bien, cela fait deux mois que je ne travaille plus et que nous vivons de mes économies et de l’argent que tu apportes, on ne sait pas toujours d’où, de tes magouilles ou de tes trafics. Quels autres efforts veux-tu nous imposer ? Comment ferons-nous là-bas, sans ressources ? Nous mendierons, comme les autres ? C’est ce que tu veux, c’est aussi ce que tu veux pour nous ?
SETH. Nous demanderons l’asile, nous irons même en France si Marc parvient à prouver son identité. Ce sera une nouvelle vie pour nous. Cela ne veut pas dire que nous ne reviendrons pas. Nous rentrerons un jour, plus tard, lorsque tout sera terminé. C’est temporaire.
DALILA. Si nous partons, nous renonçons à Ossama.
SETH. Il n’y a aucune piste pour le moment, nous ne savons même pas s’il est vivant. Que veux-tu, Dalila, que nous le rejoignions dans la tombe, ou – comment tu dis déjà ? – dans la nouvelle vie ? Ce n’est pas ce qu’il aurait voulu pour toi. Il n’aurait pas voulu cela.
ISIS. Les quatre mille dollars, où penses-tu les trouver ?
SETH. Seul, j’en ai déjà accumulé neuf-cent. Et Marc a dit – tu as dit cela ? – Marc a dit que vous mettiez de l’argent de côté tous les deux, que vous vouliez partir, que vous y aviez déjà songé, mais qu’il serait sans doute plus judicieux – c’est le mot qu’il a employé – de tout mettre en commun, de tout partager pour partir plus vite. Je me trompe ?
MARC. Nous avons six-cent dollars. Ce n’est pas énorme mais cela nous aidera.
SETH. Voilà qui fait mille-cinq-cent. Il nous manque plus de la moitié. Dans deux-mille-cinq-cent dollars, nous serons libres. Si chacun y travaille, ce ne sera pas long. Deux semaines, trois tout au plus. Je devrai intensifier mes activités, Marc m’aidera pour doubler nos revenus. Toi, Isis, tu pourrais faire le tour de la maison, vérifier qu’il n’y ait rien que nous puissions vendre, des bijoux ou autres dont nous puissions nous débarrasser contre un peu d’argent. Toi, Dalila, j’ai pensé, je me disais que tu pourrais, pour nous aider, que tu pourrais…
ISIS. Je t’interdis de finir ta phrase, Seth. Elle ne fera rien du tout et tu n’as pas intérêt à lui demander. Je ne comprends pas. Vous me faites rire, je ris. Je ne comprends pas d’où cela vous vient, tout cela, ce plan que vous avez échafaudé ensemble. C’est hallucinant, c’est complètement hallucinant. Ces sujets-là dont vous avez parlé, cela ne te regardait pas, Seth. C’était notre argent, à Marc et à moi, l’argent que nous économisions pour nous. Tu ne peux pas le prendre ainsi. Tu ne peux pas dire que tu as une idée et prendre mon argent. Marc, exprime-toi. J’en ai assez que tu ne prennes jamais parti pour moi.
MARC. Seth a raison, mon cœur.
ISIS. Je vois, je comprends. Vous en avez parlé sans nous consulter et maintenant vous nous imposez votre choix, à Dalila et à moi. Nous, nous ne pouvons rien dire, nous n’avons plus rien à dire car tous les mots ont été dits et que votre plan est déjà là, monté, construit, prêt à l’emploi. Comment est-ce que l’on dit, déjà ? Comme sur des roulettes. Votre plan roule comme sur des roulettes et nous, Dalila et moi, nous devons acquiescer. Mais merde ! Merde, vous ne pouvez pas tout décider comme cela, pas pour un départ, non. Un départ se discute, il se prépare.
MARC. Isis, c’est ce que nous faisons, nous parlons. Nous vous parlons, pourquoi tu te braques ?
ISIS. Non puisque tout est décidé déjà, ce n’est pas une discussion, il n’y a pas d’échange, pas d’évolution possible, tout est résolu. Ce n’est pas une discussion, c’est une annonce. Vous êtes venus nous annoncer notre départ et nous ne pouvons rien dire.
SETH. Tu ne veux pas partir, c’est cela ? Tu veux rester. Reste, alors. Je ne dirai rien, je ne te dirai plus rien, je ne ferai plus d’annonces. C’est ta vie. La vérité, c’est que tu rêvais de t’enfuir, mais sans nous. Cela t’énerve, cela t’exaspère de voir que j’ai d’autres projets. Demande-lui, Dalila. Isis voulait partir avec Marc, nous abandonner toi et moi. C’est pour cela qu’elle réagit comme cela, qu’elle devient hystérique. Elle craint de nous traîner comme un prisonnier traînerait ses boulets. Elle ne te le dira pas mais c’est ce que nous sommes à ses yeux, des boulets. Pas assez bien pour partir, non. C’est une idée qu’elle avait déjà eue mais dans son idée, elle nous laissait crever ici, toi et moi.
DALILA. C’est vrai ? Ce qu’il dit là, il ne l’a pas inventé ? Tu l’aurais fait, tu nous aurais abandonnés ? Comme maman, comme Ossama ? Réponds ? Parle, s’il te plaît. Explique-moi. Tu me dois une explication. Cela vire au cauchemar, c’est un cauchemar. Ils veulent partir. Tous veulent partir et ils finiront par le faire. Par m’abandonner. Je l’ai toujours su. Je me demande si c’est cela, la motivation qui vous fait prendre une religion alors que vous n’aviez jamais cru en rien. Croire en Dieu pour lutter contre la solitude car Dieu est le meilleur ami de l’Homme. Comme si venir au monde n’était pas déjà assez compliqué comme cela. Il faut sans cesse se battre pour que l’on nous accepte, que l’on nous intègre. Il faut toujours que nous luttions pour exister. Je ne veux plus t’entendre, non, ne dis rien. Tu pleureras, tu diras des bêtises, tu m’embobineras. Ne t’approche plus de moi.
ISIS. Seth a raison. Je voulais partir seule et c’était une erreur. Depuis que maman est morte, tu sais comme je me suis occupée de vous, comme j’ai pris soin de vous, de vous trois car Ossama était là aussi. J’ai voulu être forte, être un pilier pour que toi, tu grandisses en t’appuyant sur moi, que je sois comme une colonne vertébrale pour toi, que je t’épaule. Tu es une femme maintenant, belle et intelligente. Et moi, je ne veux plus, je ne peux plus être ce pilier. Je n’éprouve pas de remords mais de la lassitude, seulement de la lassitude. Je suis lasse d’endosser ces charges, de subir ces obligations. Notre mère, elle avait des talents de magicienne. Elle était connectée, ce qu’elle disait. À qui, à quoi, je ne sais pas, aucun de nous n’a jamais compris et tu sais comment elle était, nous n’osions pas lui poser de questions. Ossama disait que maman était connectée à l’âme du monde, que c’était le sens de ses paroles, connectée à Dieu d’une certaine façon. Dieu en qui elle ne croyait pas, la religion ce sont des foutaises, elle le disait souvent aussi. Je ne sais plus ce que je racontais, je me suis perdue, c’est bête. Maman était forte, elle ne s’épuisait jamais et toi, tu lui ressembles un peu. Moi, je ne suis pas comme vous. Chaque doute, chaque questionnement que j’avais, j’en faisais part à Ossama et il me conseillait. Il me guidait. Aujourd’hui, il n’est plus là et je suis plus perdue que si j’étais dans le désert. Dalila ?
DALILA. Oui ?
ISIS. J’ai fini.

SCÈNE 12

SETH. Marc est sorti ?
DALILA. Il est avec Isis.
DALILA. Il y a une histoire entre vous ? J’ai vu vos regards, comment vous vous regardiez, je l’ai vu.
SETH. Je ne sais pas ce que tu vas chercher, je ne sais pas ce que tu t’imagines.
DALILA. Dis ce que tu veux mais moi, tu ne me trompes pas. Il est beau, Marc, c’est normal.
SETH. Dalila, tu délires.
DALILA. D’accord, je ne poserai plus de questions. N’empêche qu’il est beau, on ne peut pas, tu ne peux pas le nier. À la place d’Isis, j’aurais craqué aussi. Tu veux savoir à qui il me fait penser ? C’est drôle, tu vas dire. Il me fait penser à notre frère, Ossama. Je ne sais pas, c’est dans son allure, dans sa manière d’être. Ce n’est pas physique, ils ne se ressemblent pas pourtant, mais ils ont un air, voilà, ils ont un air de ressemblance.
SETH. Il n’a rien à voir avec Ozzy, ce sont deux personnalités opposées.
DALILA. Ozzy. Tu as dit Ozzy. C’est étrange. Je n’avais pas entendu ce nom depuis longtemps. Tu t’en souviens, je n’arrive pas à le croire. J’étais jeune. J’étais petite, même. Quel âge j’avais ? Cela n’a pas d’importance. J’étais petite. Ossama était un adolescent déjà, un grand garçon. Il détestait son prénom, Ossama. Il ne supportait pas que nous l’appelions par son prénom. Ozzy, il disait. Appelez-moi Ozzy. Maman protestait, disait qu’il piquait sa crise, que tôt ou tard cela lui passerait et elle avait raison, cela a fini par lui passer, un jour. Ozzy. J’y pense et cela me donne presque envie de pleurer. Ozzy. Où peut-il bien être maintenant ?
SETH. Isis et toi, vous êtes les mêmes, pareilles l’une que l’autre. Vous n’avez toujours pas compris ce qu’il était ? Je n’en peux plus de vous entendre l’acclamer comme on acclamerait un héros. Son cadavre pourrait bien pourrir au fond d’un marécage que je ne bougerais pas d’un iota. C’est un assassin, il ne fait plus partie de ma famille. C’est vous ma famille, Isis et toi.
DALILA. Pourquoi tu t’énerves ? Dès que nous parlons de lui, tu t’énerves. Grandis, Seth. C’est grave ce qui est arrivé à Ozzy, à Ossama. C’est plus grave encore que tu ne veuilles pas le voir. Continue de préparer ton départ, moi je ne viendrai pas. Je resterai ici pour me battre. C’est mon destin. Je change, Seth. Tu ne le vois pas encore mais je suis en train de changer.
SETH. Ton destin ? Tu ne sais rien du destin, la gamine.
DALILA. Seth, ne m’appelle plus la gamine, d’accord ?

TROISIÈME ARC
OÙ L’ON TENTE DE PRENDRE LA FUITE

SCÈNE 13

DALILA. Traverser le désert du Sahara. Marcher jusqu’à Oran. Traverser le détroit de Gibraltar. Ils n’y arriveront pas. Osiris, protège-les dans leur périple. Que feront-ils là-bas ? Que feront-ils de mieux qu’ici ? La vie sera-t-elle meilleure de l’autre côté de la mer ? Qui est là ? Mes oreilles me signalent un bruit. Qui est là ? Je veux vous voir. Montrez-vous. Qui es-tu, toi qui avances dans l’obscurité ?
JÉSUS-CHRIST. Je suis l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde.
DALILA. Jésus ?
JÉSUS-CHRIST. Je suis venu avec un ami, il peut entrer ? Il est timide.
DALILA. Mahomet ? Tu es venu, toi aussi ? C’est un grand honneur de vous rencontrer tous les deux. Vous voulez du thé, du café ? Ou une bière ? Je ne comprends pas comment vous pouvez être amis. Je croyais que les musulmans et les chrétiens s’entre-tuaient partout dans le monde ?
MAHOMET. Eux, oui, parce qu’ils n’ont pas compris notre message. Allah est un dieu d’amour.
DALILA. Mais alors, c’est Allah ou Dieu ?
MAHOMET. Appelle-le comme tu veux, l’important n’est pas le nom que tu lui donnes, mais la place qu’il occupe dans ton cœur.
DALILA. Si vous saviez comme le monde va mal. Les Hommes se comportent comme des bêtes. Une minorité baigne dans l’opulence pendant que la majorité meurt de faim.
JÉSUS-CHRIST. Que font les chrétiens ? Ils n’agissent pas ?
DALILA. Les chrétiens sont devenus conservateurs, Jésus. Ils se servent de la religion pour justifier leur haine et leur soif de domination.
JÉSUS-CHRIST. C’est idiot. Si j’avais été un homme du vingt-et-unième siècle, j’aurais voté à gauche.
DALILA. Tu es communiste ?
JÉSUS-CHRIST. Anticapitaliste, je préfère. Communiste, c’est trop connoté.
MAHOMET. Dalila, les prochains jours seront décisifs.
JÉSUS-CHRIST. C’est toi qui tires les cartes. Notre Seigneur t’a choisie pour être sa nouvelle prophétesse.
DALILA. Moi, une prophétesse ? C’est impossible. Vous vous trompez. Je suis une prophétesse, c’est vrai ?
MAHOMET. Puisque tous prétendent se battre au nom d’Allah, il n’y a qu’Allah qui puisse les départager. Tu es la réponse de Dieu à la folie des Hommes.
JÉSUS-CHRIST. Penses-tu que le peuple soit prêt à se soulever ? Vous devez devenir cette troisième force qui manque sur la balance. Vous devez vous battre.
DALILA. Jésus, donne-moi la force dont j’ai besoin. Je n’en reviens pas que vous soyez amis tous les deux.
MAHOMET. Tu dois retrouver ton frère, Dalila. Il combattait pour la liberté, tout comme toi.
JÉSUS-CHRIST. Retrouve Ossama. Osiris te guidera et Ossama t’aidera.
(Ils sortent.)
DALILA. Ne partez pas, pourquoi vous partez ? Jésus ! Mahomet ! Revenez ! Je sais comment organiser la prochaine bataille, j’ai une idée. Revenez.

SCÈNE 14

DALILA. Tu arrives au bon moment, Marc. Quand tu appuieras sur ce bouton, la vidéo sera transmise en direct sur les réseaux sociaux. Laisse-moi seulement vérifier la connexion. Ce sera puissant, Marc, le début de ma prédication. Lorsque j’aurai accompli cela, je ne pourrai plus faire machine arrière. Je serai une rebelle, une marginale. Ils me traqueront et voudront me tuer. Ils voudront m’éliminer. Cela m’excite, je suis toute excitée. Embrasse-moi. Comme il est doux, le dernier baiser d’un homme. C’est parti.
MARC. C’est parti.
DALILA. Citoyens, citoyennes, Dieu m’a sommé de prendre la parole devant vous. Je suis son envoyée et c’est à vous qu’il s’adresse, à travers moi. Le dieu que je sers s’appelle Osiris, il est le dieu de la paix et de l’amour. Il est le dieu du peuple. Un autre bombardement a eu lieu il y a quelques heures. Des hommes sont morts, des femmes aussi, ainsi que des enfants. Tous étaient des civils, tous subissaient cette guerre. Ce ne sont pas les premiers, ce ne seront pas les derniers. Combien d’attaques le régime devra-t-il encore lancer contre son peuple avant que nous n’agissions ? Unissons-nous et nous les battrons. Ensemble, nous vaincrons l’ennemi. Puisque rien ne se passe, et nous avons assez attendu, puisque rien ne se passe, nous devons prendre notre vie en main. Le changement doit venir d’en bas, du peuple. Leurs dieux ne sont pas légitimes, leurs religions ne sont pas légitimes et nous ne mourrons pas pour elles. J’ai dans une main la Bible, dans l’autre le Coran. Derrière moi, brûle une flamme gigantesque. Votre Bible, chrétiens, je la brûle. Que le feu emporte à jamais vos croyances infondées et vos textes parjures. Votre Coran, musulmans, je le brûle. Que le feu emporte à jamais vos croyances infondées et vos textes parjures. Par cet autodafé, je vous libère de vos religions. La guerre des religions n’existe pas. C’est une guerre financière. C’est une guerre du capital et nous la combattrons. Que l’Homme donc ne sépare plus ce que Dieu a joint. Osiris est le seul véritable dieu. Celui qui viendra à lui n’aura jamais faim et celui qui croira en lui n’aura jamais soif. Voici, je vous donne le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et sur la toute puissance de l’ennemi, et rien ne pourra vous nuire. Luttez pour votre liberté et vous serez sauvés. Adorez Osiris et vous vivrez éternellement. Combattez-le et vous mourrez.
SETH. Marc, coupe cette caméra. Tu es folle. Tu es cinglée. Tu te rends compte de ce que tu fais ? Tu t’en rends compte ? À qui tu l’envoies, cette vidéo ? Qui la voit ? Qui la verra ?
DALILA. Le monde entier. J’étais en direct.
SETH. Je n’y crois pas, je ne peux pas le croire. Isis ! Regarde ce qu’a fait ta sœur. Tu ne vas pas bien, toi, fais-toi soigner. Tu ne te rends pas compte des ennuis que tu nous attires ? Nous ne partirons pas à cause de toi. Qu’est-ce que tu crois ? Qu’ils te laisseront couler des jours heureux après ce que tu as fait ? Putain. Toi tu l’aides, tranquille. Monsieur l’aide. Monsieur filme, tu filmes. C’est une maison de cinglés, je vis avec des cinglés.
ISIS. Sérieusement, Dalila, qu’avais-tu en tête ? Tu penses que ta vidéo arrêtera la guerre ? Tu crois que tu as une mission, tu te prends pour Jeanne d’Arc ? Tu es en pleine crise, elle est en pleine crise.
SETH. Fais une autre vidéo. Tu t’excuses, tu dis que c’est du cinéma expérimental, que tu es une artiste, je ne sais pas, invente, ajoute un générique. Aucun livre sacré n’a été maltraité durant le tournage, quelque chose comme cela. Nous mourrons. Nous allons mourir à cause de toi, à cause de ton insouciance.
ISIS. Tu penses que ta détresse d’adolescente complexée suffira à provoquer une révolution mondiale ? Tu n’as pas idée de la complexité du combat que tu mènes. Tu me fais rire avec ton dieu et tes revendications. Vous ne sauverez pas le monde.
DALILA. Quiconque aura honte de moi ne sera certainement pas sauvé. Je me fiche de ce que vous pensez, tous les deux. Cela ne m’intéresse plus. Je fais ce que je veux. Que vous trouviez cela bien ou mal, je m’en fiche. Je suis la connaissance du bien et du mal. J’ouvre une brèche, j’ouvre la brèche de l’espoir. Si je tombe, un autre se lèvera pour prendre ma place. Vous, vous ne faites rien. Vous n’agissez pas car vous êtes lâches.
(Elle sort.)
ISIS. Marc, allume la radio. Je veux savoir ce qu’ils disent.
MARC. En direct de RadioDetroit. La vidéo a été partagée par deux mille personnes, le record est incroyable pour un délai si court. Postée il y a quelques minutes sur les réseaux sociaux, elle montre une jeune femme pratiquant un autodafé avec les deux principaux livres sacrés des religions monothéistes : la Bible et le Coran. C’est une véritable déclaration de guerre que le Gouvernement n’a pas encore commenté.
ISIS. Ils en parlent. Ils en parlent, tu as entendu comme moi ?
SETH. Oui, une déclaration de guerre. Dalila ne peut pas continuer, elle devient dangereuse pour nous. Elle ne va pas bien, cela ne va pas dans sa tête, cela ne tourne pas rond. Sa crise doit prendre fin, nous devons la neutraliser.
ISIS. Tu parles de notre petite sœur, Seth.
SETH. Elle vient de brûler le Coran, c’est un ennemi public, ce n’est plus notre petite sœur.

SCÈNE 15

DALILA. Je te salue Osiris, toi qui fais le tour du Ciel. Je t’implore de ne pas me laisser m’en aller ni être jetée dans les flammes étincelantes.
ISIS. Arrête, cela suffit. Je n’en peux plus de t’entendre prier tout le temps, tous les jours, à n’importe quelle heure. Ta crise mystique, je ne la supporte plus. Tu m’exaspères, Dalila.
DALILA. Je prie quand je veux et tu ne me l’interdis pas.
ISIS. Pourquoi tu es méchante avec moi ?
DALILA. Tu m’as trahie. Prépare tes affaires, ma sœur, le départ approche.
ISIS. Tu devrais les préparer aussi. Tu es armée ? D’où vient ton arme, que comptes-tu faire avec ?
DALILA. Je ne pars pas. Ma vie est ici. C’est ici que je sers mon dieu. Pars puisque tu es lassée, puisque tu es épuisée de moi. Je n’ai pas besoin de toi. Je te salue Osiris, toi qui fais le tour du Ciel. Je t’implore de ne pas me laisser m’en aller ni être jetée dans les flammes étincelantes.
ISIS. Dalila, je t’en conjure, arrête. Je vais devenir folle. Je n’ai pas été à la hauteur, tu m’en veux, d’accord, mais laisse-moi une autre chance. Ta religion ne prône-t-elle pas l’amour ?
DALILA. Ne parle pas de ma religion, je ne t’y autorise pas. Ne prononce jamais plus le nom de Dieu devant moi.
ISIS. Regarde comme tu es différente. Je ne te reconnais pas.
DALILA. Je suis plus forte parce qu’Osiris m’a rendue plus forte. Je retrouverai son corps, je l’embaumerai et je lui offrirai une sépulture.
ISIS. Quel corps ? De qui tu parles ? Osiris ? Le corps d’Osiris ? Tu me fais mal, Dalila, s’il te plaît. Pardon, je ne dirai plus son nom. Dalila, tu me fais peur. Le corps de qui ?
DALILA. Osiris s’est fait homme à nouveau. Il est parmi nous. Je retrouverai son corps. Si je lui offre une sépulture, il arrêtera cette guerre. C’est un dieu juste et bon. Laisse-moi prier. Je te salue Osiris, toi qui fais le tour du Ciel. Je t’implore de ne pas me laisser m’en aller ni être jetée dans les flammes étincelantes.
ISIS. Ton dieu, tu sais où le chercher ? Je t’assisterai.
DALILA. C’est évident, tu ne trouves pas ? Regarde comme tout est désormais limpide, comme tout coïncide parfaitement. Tu es Isis. Il est Seth. Ce qui fait de moi la plus jeune des sœurs, Nephtys, celle qui enfantera Anubis le dieu à tête de chacal. Et lui, c’est Osiris. Ossama est Osiris. Il est la réincarnation d’Osiris. Seth, je veux voir Seth. Lève-toi, Seth. Debout, viens. Tu me dois une explication, j’exige une explication de toi.
SETH. Une explication pour quoi, à propos de quoi ?
DALILA. Le corps d’Ossama. Je veux savoir pourquoi tu l’as tué et ce que tu as fait de son corps.
SETH. C’est une blague ? Si c’est une blague que tu nous fais, elle n’est pas drôle. C’est un jeu, pour toi ? Tu joues avec nous, avec ce que nous ressentons ? Tu crois que cela ne m’affecte pas ?
DALILA. Je ne joue pas, je ne mens pas. Je comprends enfin ce que vous êtes. Tu l’as tué, tu l’as neutralisé car c’est ainsi que tu agis toujours et que tu agiras avec moi aussi. L’histoire se déroule comme elle était prévue.
ISIS. J’ai peur de toi, Dalila. Tu dérailles. Je te vois dérailler, je vois dans ton regard que tu es malade. Tu as la lueur des fous, la lueur qu’ont les fous lorsque nous les regardons dans les yeux.
DALILA. Ne m’insulte plus jamais. Personne ne se mettra en travers de ma route. Ni Seth, ni toi. Pauvre idiote, tu ne sais rien. Tu ne connais rien de l’amour divin qui me lie désormais à Osiris. Regarde-toi. Tu aimais tellement ton frère que tu as choisi un amant qui lui ressemblait. Qui de nous est la plus pathétique ? Tu trembles, Seth. Pourquoi trembles-tu ? Quel lourd secret caches-tu ? Dis-nous. Dis la vérité à tes sœurs.
SETH. Ossama est mort. Depuis le début, il est mort et je le savais et je ne disais rien. Il est mort. Cette histoire de disparition, c’est un mensonge que j’ai inventé. Je voulais vous le dire mais Ozzy m’avait fait jurer de vous le cacher. Tu gardes le secret, petit frère. Tu ne dis rien, à personne. Tu gardes le secret. Il est mort par ma faute. Je l’ai tué, Dalila a raison. J’ai tué Ossama. Les Alliés m’ont demandé de l’éliminer parce qu’il traitait avec les Dissidents. Je n’en étais pas capable. C’était un terroriste, un meurtrier mais je n’étais pas capable de l’exécuter. Terroriste, meurtrier, je me répétai ces mots-là et lui me disait de faire ce que j’avais à faire. Fais vite, ne tarde pas, frappe, frappe au bon endroit, nous savons tous les deux que tu ne vises pas bien. Mais je n’en étais pas capable. Alors les hommes en noir sont arrivés et l’ont poignardé. Ses camarades l’ont poignardé devant moi. Je n’en étais pas capable alors ils l’ont fait. Il est mort à cause de moi, devant moi, sous mes yeux.
DALILA. Qu’as-tu fait du corps, Seth ?
SETH. Dans une fosse, près du fleuve.
DALILA. Tu te souviens de l’emplacement exact ?
SETH. Au pied de l’arbre. Il n’y en a presque plus, c’est le dernier, un gigantesque saule pleureur. Dalila, ne pars pas.
DALILA. Ossama ne mérite pas de finir dans une fosse. Je lui offrirai une sépulture décente. N’enterrez pas vos morts et vous redeviendrez pleinement des bêtes.
ISIS. Va avec elle, traître. Accompagne-la, assassin. Ramène-la. Je veux que Dalila revienne en vie, Seth, tu m’entends ? Pars.
MARC. En direct de RadioDetroit. Une chasse à l’homme a démarré dans tout le pays pour retrouver celle que l’on surnomme désormais le leader de l’insurrection, une adolescente qui a posté il y a quelques heures la vidéo d’un autodafé religieux sur les réseaux sociaux. De nombreux actes de révolte ont déjà eu lieu dans tout le pays, en soutien à la jeune femme, obligeant ainsi le Gouvernement à adopter une posture plus radicale. L’identité de la jeune femme demeure toujours inconnue.

SCÈNE 16

ISIS. Soudain, la Terre s’est arrêtée de tourner. Envahie dans un long et profond silence, comme si l’univers entier se maintenait en apnée. Je les vois revenir. Je vois entrer ma sœur, Dalila, elle pleure. Derrière elle, je vois Seth, tenant dans ses bras la forme malingre recouverte d’une bâche plastique. Tout est calme et serein. J’oublie tout.
DALILA. Isis s’évanouit. Aide-moi, Marc. Nous allons l’allonger ici. Le sol est impur, Seth, pose le corps d’Ossama sur un linceul. Isis, réveille-toi. Je te pardonne, Isis. Nous nous sommes dit des horreurs, ces derniers jours. Tu me pardonnes aussi ? Nous oublierons cela. Ossama est là, il est revenu, ma sœur. Ossama est revenu. Lève-toi doucement.
ISIS. C’est lui, c’est vraiment lui ? Cela schlingue. Tu schlingues, Ozzy, tu entends ?
DALILA. Osiris est revenu, ma sœur. Ossama est mort pour qu’Osiris revienne. Je l’ai fait. J’ai retrouvé le corps d’Osiris. La guerre est finie. Je te salue Osiris, toi qui fais le tour du Ciel. Je t’implore de ne pas me laisser m’en aller ni être jetée dans les flammes étincelantes.
ISIS. Ne lui dis rien, Seth. Ne lui dis rien, elle est encore fragile. Elle pense, elle croit qu’Ossama est la réincarnation d’Osiris, de son dieu. Laisse-la seule, laisse-la prier. C’est un moment qui n’appartient qu’à elle. Il y a des moments comme cela, dans la vie, qui n’appartiennent qu’à nous. Toi, comment tu te sens ?
SETH. Je ne sais pas. J’ai vu mourir mon frère, j’ai caché son cadavre et j’en ai emporté le secret. Je pensais qu’il me suffirait de mentir une fois pour que plus personne n’en parle jamais. Mais cela n’a fait qu’empirer chaque jour. J’en ai emporté le secret et c’est depuis cet instant comme si j’avais vécu la vie d’un autre et que tout me semblait irréel et dérisoire. J’ai enterré mon âme avec le corps de mon frère. Aujourd’hui, c’est étrange, je la retrouve.
ISIS. Tu penses qu’Ozzy était réellement un Dissident ?
SETH. Il avait sûrement ses raisons, nous ne le saurons jamais. Que faire de Dalila ? Sa crise nous coûtera la vie.
ISIS. Le Gouvernement a décrété une chasse à l’homme. Elle n’est plus en sécurité ici.
DALILA. Je partirai avec vous. J’enterrerai Osiris et je partirai une fois mon devoir accompli. La révolution devra se trouver un autre leader. Combien nous manque-t-il ? J’ai deux-cent dollars.
SETH. Avec les trois-cent de l’autre jour, nous arrivons à deux-mille. Deux-mille dollars, tout juste la moitié.
ISIS. Nous n’aurons pas la possibilité d’en trouver davantage. C’est une question d’heures maintenant.
SETH. Alors tu pars avec Dalila. Vous n’avez qu’à partir toutes les deux. Nous, personne ne nous cherche, nous aurons d’autres occasions. L’important, c’est Dalila. L’important, c’est que Dalila soit en sécurité. Marc et moi, nous resterons. Nous nous débrouillerons.
ISIS. Qu’en penses-tu, Dalila ? Nous partirions toutes les deux, toi et moi ?
DALILA. Faites comme vous l’entendez, je suivrai les ordres. J’ai peur. Je n’avais pas peur avant, c’est venu d’un coup. C’est tombé sur moi comme une goutte de pluie. Je ne suis pas sûre que nous en sortions vivantes. Je suis perdue.
ISIS. Tu ne dis pas cela, je ne veux pas te l’entendre dire. Tant que la ville est sous domination des Alliés, le Gouvernement ne mettra pas la main sur toi. Nous allons l’enterrer, nous devons être efficaces. Viens.
DALILA. Vous voulez l’enterrer ce soir ?
SETH. Tu as l’intention de le laisser pourrir ici ?
DALILA. Nous pourrions le veiller, voilà ce que je voudrais. C’est ce que font les familles civilisées, elles veillent leurs morts.
MARC. Vous ne pouvez pas attendre, c’est trop dangereux. Partez maintenant.
DALILA. Il restera ici cette nuit et nous l’enterrerons demain.
ISIS. Seth, contacte le passeur. Tu lui dis que deux personnes partiront demain à la première heure, Dalila et toi. Marc et moi, nous resterons. Nous vous rejoindrons dès que possible. Tu la protégeras mieux que moi.
SETH. Tu es sérieuse ?
DALILA. Allume la radio.
ISIS. Ce n’est pas une bonne idée de l’écouter maintenant.
DALILA. Je veux danser.
(Isis et Dalila dansent. Seth et Marc parlent.)
SETH. C’est vrai qu’il te ressemble un peu, Ossama. Donne ta main. Vous avez le même tatouage à l’avant-bras. Regarde-le, regarde Ossama. Le même tatouage.
DALILA. Tu veux savoir ce que dit le Livre des Morts au sujet du cadavre d’Osiris ? Je pense que tu devrais le savoir. Isis dit je reconstituerai le corps d’Osiris, je l’embaumerai. Mes ailes battront au-dessus de lui. Il me fécondera et je donnerai Horus au monde. Tu auras un enfant.
ISIS. Navrée de te décevoir, la gamine, mais je n’ai pas d’ailes. Range cela, tu veux.
(Isis et Seth sortent.)
DALILA. Je ne suis pas faite pour la lutte, Marc. J’ai cru que je l’étais mais c’était une erreur. Tu combattras à ma place ? Osiris te guidera comme il l’a fait pour moi. Aie foi en Dieu car la lutte pour la liberté n’est jamais vaine. Tu écriras mon évangile, Marc, et tu le porteras devant les Hommes. Qu’Osiris te protège.
(Elle lui donne sa croix ansée.)

QUATRIÈME ARC
OÙ L’ON TENTE D’ÉCHAPPER À LA MORT

SCÈNE 17

ISIS. Tout le monde se repose. Tout le monde dort et je suis seule en cet instant. Ozzy. C’est drôle. Je ne pensais pas te trouver à nouveau près de moi. Je te croyais parti pour toujours et te voilà revenu. Les bougies, le Livre des Morts, Dalila a vu grand. Tu serais fier d’elle, je pense, fier de ce qu’est devenue notre gamine. Elle en a fait de belles, ces dernières semaines. Tu aurais encouragé son délire, tu en aurais été capable. C’est ce que j’aimais en toi. Ta folie. Lorsque tu es parti, lorsque tu m’as abandonnée et que tu m’as laissée seule avec eux, je t’en ai voulu. Je voulais partir ou mourir pour être avec toi, où que tu sois. Nous avons grandi ensemble. Je t’appartiens et tu m’appartiens, nous nous l’étions promis, tu te souviens ? Une partie de moi est morte avec toi et aujourd’hui je ne suis déjà plus qu’à moitié vivante. Regarde comme mon corps a changé. Tu me trouverais laide. Toi, en mourant, tu as choisi de rester jeune pour toujours. Qu’allons-nous devenir, Ozzy ? Seth et Dalila partent et moi, je reste ici avec un homme que je n’aime pas. Je ne pouvais pas l’admettre avant, que je ne l’aimais pas, je ne voulais pas me l’avouer. Il n’y a que toi, il n’y aura toujours que toi. Je n’aime que toi. Ce Livre des Morts, je me demande où Dalila l’a trouvé. Elle est arrivée avec, un jour. Je suis la Mère de la nature entière, maîtresse de tous les éléments, origine et principe des siècles. Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera, et nul mortel n’a soulevé mon voile. Je ne sais pas pourquoi elle a choisi Osiris. Parmi tous les dieux qui existent, elle a choisi Osiris. Je veux m’allonger près de toi, comme avant, crois-tu que ce soit possible ? Voilà, tout près de toi. J’ai envie de toi. Oui, je te veux maintenant. (Isis chevauche le cadavre.) Tes mains putréfiées sur mes seins, sur mes hanches, sur mon corps libidineux et avide de plaisir. Ton odeur. Ton odeur que je distingue encore dans les reflux fétides et cadavéreux de ta chair moribonde. L’extase. L’orgasme. L’orgasme monte en moi. Il monte, je le sens. Oui. Je suis si heureuse de t’avoir retrouvé.

SCÈNE 18

DALILA. Nous y sommes.
ISIS. Nous y sommes.
DALILA. Seth, je me disais, je me demandais si nous ne pouvions pas nous installer un moment à Oran, pas une éternité non, seulement assez pour que Marc et Isis nous rejoignent. Qu’en dis-tu ? Oran, c’est déjà la moitié du voyage alors nous pourrons bien nous accorder une pause.
SETH. Hors de question. Plus vite nous quitterons l’Afrique, mieux ce sera. Prenez des forces, il faut faire vite.
MARC. Tu t’es levée cette nuit.
ISIS. Moi ?
MARC. Tu t’es levée, oui. Lorsque tu es revenue, c’est drôle, lorsque tu es revenue tu portais presque son odeur. À lui, au cadavre, Ossama. J’ai eu cette impression étrange de dormir à ses côtés. C’est bête, je ne sais pas pourquoi j’ai eu cette impression.
ISIS. J’étais aux toilettes, une envie pressante. L’odeur a dû pénétrer la pièce à l’ouverture de la porte, ce sont des choses qui arrivent. L’odeur est forte et avec le courant d’air, elle a été transportée jusqu’à toi. Je m’excuse si cela t’a été désagréable, ce n’était pas mon intention.
MARC. Non, c’est différent. C’était une sensation différente. L’odeur n’est pas apparue lorsque tu as ouvert la porte mais lorsque tu es revenue. Comme si tu la portais sur toi, qu’elle était en toi. C’est ce que j’ai ressenti.
ISIS. J’aurais dû fermer la porte en sortant, je m’excuse, tu as raison, je m’excuse. Prenez des forces. C’est la purée de pois cassés de maman, sa recette favorite. J’y ai pensé en me levant, pour notre dernier repas à quatre, je me suis dit pourquoi pas la purée de pois cassés.
DALILA. Je reste.
SETH. Elle a dit quoi ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? Tu as dit quoi ?
DALILA. Je reste, je ne pars pas. Ma place est ici.
SETH. Tu vas te faire tuer.
DALILA. Que je meure en martyr si tel est mon destin.
(Des bombardements retentissent en rafale.)
ISIS. Vous avez entendu ?
SETH. Dehors, c’est le chaos. Je ne sais pas ce qui est arrivé mais c’est le chaos. La radio.
MARC. En direct de RadioDetroit. C’est un deuil national, une tragédie pour ceux qui ce matin encore espéraient une conciliation entre les Alliés et le Gouvernement. Les États-Unis dénoncent un acte barbare visant à semer le trouble et le chaos dans une nation déjà divisée. L’assassinat de notre président fait planer ici comme à l’étranger de nombreuses incertitudes quant à l’avenir du pays. Le vice-président, qui assurera l’intérim jusqu’aux prochaines élections, s’est montré rassurant et confiant. Notre République ne tombera pas entre les mains des provocateurs ni des extrêmes. Tous les Alliés et leurs sympathisants seront pourchassés. Le meurtre de notre président ne demeurera pas impuni, a-t-il déclaré.
ISIS. C’est pourtant ce qui se passe. Les Alliés ne tiendront pas longtemps. Il faut partir avant qu’ils ne te trouvent, Dalila.
DALILA. Hors de question. Je reste pour enterrer mon frère et me battre.
SETH. Nous avons dit que nous partions alors nous partons. C’est tout. Il n’y a pas à discuter.
DALILA. Isis devrait partir, pas moi. Si je n’avais pas agi comme je l’ai fait, si je n’avais pas été aussi immature, dès le début nous aurions préparé ce voyage. Tu dis que je ne réfléchis pas, que je fais des caprices et c’est pourtant la décision la plus réfléchie que j’aie prise de toute ma vie. Isis, tu pars. Tu en parles depuis longtemps, bien avant Seth et bien avant moi, c’est une idée qui te tenait, qui te tient à cœur. Tu veux partir. Je te laisse ma place. C’est mieux ainsi.
SETH. Dalila, si tu restes, la personne qui restera à tes côtés sera également condamnée. Ils ne feront pas de distinction et deux d’entre nous mourront. Si tu pars, nous avons une chance de vivre tous les quatre.
DALILA. Une chance ? Quelle certitude tu as, Seth ? Quelle garantie tu as que Marc et Isis ne seront pas exécutés quand même ? Crois-tu que je pourrai vivre avec ce fardeau-là, de les savoir morts à cause de moi ? Quelle garantie tu as que nous réussirons à traverser le Sahara et la Méditerranée ? Tu n’en as aucune, c’est impossible. Je reste.
(Un bombardement retentit.)
MARC. Je suis désolé, Dalila, mais je ne resterai pas avec toi. Pas pour mourir. Je veux bien travailler, je veux bien me battre mais attendre la mort comme tu sembles le vouloir, non.
ISIS. Marc, ne t’énerve pas. Pose ce couteau. Tu n’as pas besoin de devenir violent.
MARC. Je suis désolé. Je ne vous veux aucun mal. Vous devez le savoir, je suis quelqu’un de bien, de gentil. Je ne vous veux aucun mal. Mais si tu restes, Dalila, je ne resterai pas. J’étais venu pour écrire, je ne mourrai pas ici. J’ai été patient. Décidez-vous. Vous parlez toujours, vous débattez mais vous ne faites rien, vous parlez pour rien et moi je me tais, je vous écoute, je me tais et je me maudis d’avoir suivi Isis jusque là, jusqu’à votre maison. Je ne mourrai pas ici.
ISIS. Pose ce couteau, Marc. C’est moi qui resterai avec Dalila. Je ne t’abandonne pas, la gamine. Où que tu ailles, j’y vais aussi.
SETH. Bravo, Dalila. Un frère mort ne te suffisait pas ? Tu m’imposes maintenant de voir mourir mes sœurs ?
ISIS. Rien ne t’oblige à partir, Seth. Ce n’est pas forcément cela, le dénouement. Nous pouvons aussi bien rester, ensemble. Nous nous complétons, pas vrai ? Nous pouvons rester unis, tous les trois.
MARC. Moi, je pars. Restez si vous le souhaitez, moi je pars.
ISIS. Seth ?
SETH. Tu regretteras ta décision, Isis.
ISIS. Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera, et nul mortel n’a soulevé mon voile.
SETH. Ainsi soit-il.
(Ils sortent.)

SCÈNE 19

DALILA. Ils sont partis ? Ils sont vraiment partis ?
ISIS. Calme-toi, la gamine, tout ira bien. Tout se passera bien. Je suis là, avec toi. Nous sommes ensemble. Deux femmes fortes, tu as vu cela ? Deux femmes unies jusqu’au bout, quoi qu’il arrive. Viens, enterrons notre frère. Viens, courage.
DALILA. Je ne veux pas. Pas maintenant. Si nous devons mourir, à quoi bon l’enterrer ? Nos cadavres reposeront les uns près des autres dans les ruines de cette vieille maison. Ce sera notre tombeau. Je suis née entre ces murs et c’est ici que je mourrai. Toute ma vie, ma courte vie, j’aurai vécu au même endroit, je n’aurai pas voyagé, pas vu le monde. Je ne laisserai aucune trace. Mon passage sur cette Terre aura été vide et creux et monotone. Mieux aurait valu ne pas naître si je devais mourir ainsi.
ISIS. Tu te bats, Dalila, s’il te plaît, il faut te battre. Ils ne sont pas encore là et tant qu’ils n’arrivent pas, il nous reste une chance. Ne leur facilite pas la tâche. S’ils doivent nous tuer toutes les deux, alors gardons la tête haute jusqu’au dernier souffle que nous rendrons. Ne renonce pas. Ne leur donne pas cette satisfaction.
DALILA. Cette attente-là est pire que tout, pire que la mort elle-même. Depuis hier, tu le vois bien, nous attendons, nous sommes dans l’attente de cette mort à venir mais elle ne vient pas. Il ne manque plus que cela, qu’elle se fasse désirer. Et moi je la désire, je succombe à son désir, à sa volonté de me prendre, je ne me bats pas, je ne résiste pas, j’accueille la mort à bras ouverts. Depuis hier, nous sommes comme dans des limbes, ni tout à fait vivantes, ni tout à fait mortes. Nous sommes des êtres fantomatiques appartenant déjà au passé, à l’Histoire avec sa majuscule. L’Histoire est cruelle. Je voudrais déjà être morte. Je voudrais être dans les bras d’Osiris, qu’il me donne une dernière fois la force et le courage, qu’il adoucisse ma mort pour la rendre paisible et calme et que je tombe dans le sommeil éternel sans m’en apercevoir. Je ne veux pas sentir mes chairs se dilater, mes poumons exploser, je ne veux pas le savoir, je ne veux pas y participer, je ne veux pas être là. Je veux mourir avant mon corps, ne pas éprouver la douleur de la fin. Je ne veux pas crever sous les bombes.
ISIS. Prions. Prions à deux, toutes les deux, je ne l’ai jamais fait, ce sera l’occasion.
(Un bombardement retentit.)
DALILA. Je te salue Osiris, Dieu tout puissant et souverain du Royaume des Morts. Entends mon appel.
ISIS. Qu’est-ce que tu as ? Tu es pâle, ton visage est pâle.
DALILA. J’ai eu une vision. Je t’ai vue portant un enfant, un petit garçon, un magnifique petit garçon. Tu es enceinte, Isis. Il y a un enfant qui grandit à l’intérieur de toi. Tu portes le fils d’Osiris, tu portes Horus. Souviens-toi. Mes ailes battront au-dessus de lui. Il me fécondera et je donnerai Horus au monde. L’enfant que nous attendions, Horus, l’enfant au destin extraordinaire, celui qui délivrera le pays. Tu enfanteras Horus et moi, Nephtys, je serai sa nourrice. Nous l’élèverons ensemble comme dans le mythe. Comme dans le mythe d’Isis et d’Osiris. Nous sommes le mythe. Nous ne mourrons pas car nous sommes éternelles, les mythes sont éternels.
ISIS. Je ne peux pas être enceinte, c’est impossible.
DALILA. Osiris t’a fécondée. Je m’échappe à moi-même. Je perds le contrôle de mon propre esprit, parfois je ne maîtrise plus rien. J’ai peur.
ISIS. Ce n’est rien, ma puce. Ce n’est rien, la gamine.
DALILA. Je suis une illuminée, pas vrai ?
ISIS. La plus belle de toutes les illuminées que je connaisse. Viens. Approche-toi d’Ossama. Nous resterons près de lui, d’accord ?
DALILA. Ma propre religion, c’était une erreur. C’est fini, je ne crois plus.
ISIS. Non, ne dis pas cela. Parle à ton frère. Parle à Osiris.
DALILA. Osiris, nous sommes venues pour être ta protection. Nous demeurerons à tes côtés dans l’au-delà. Je les sens, ils arrivent. Ils se rapprochent.
ISIS. Continue de parler. Chante. Oui, chante ce que tu veux, n’importe quoi.
DALILA. Il nous sauvera. Il reviendra. Osiris reviendra.
ISIS. Chante, Dalila, chante.
(Noir final.)

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